Connu comme l'un des plus grand pédagogue et journaliste français de la guitare, Jean-Claude Rapin reste néanmoins un musicien qui d'une manière ou d'une autre veut s'exprimer. Retour sur la genèse de Visions, un album aux sonorités plus qu'inhabituelles.

Parlons de l’album. On connaît tes influences blues. Malgré cela, Visions est bien au-delà du blues… Comment en es-tu arrivé là ?
Jean-Claude Rapin : Pour moi, la musique est un tout. Je pense sincèrement qu’on est à l’écoute, que l’on entend des choses tout au long de sa vie, qui peuvent évoluer au niveau des goûts. Ma fille aimait bien le rap ou M.Pokora quand elle était en pré-adolescence ; maintenant elle aime Jimi Hendrix et les Rolling Stones, ce qui me convient mieux (rires). C’est pour ça que je parle de la musique plutôt que des musiques. On a quelque que l’on ressent en fin de compte. La sensation, la perception de la musique est étonnante, et va bien au-delà du style. Cela dépasse le stade de la musique. Le côté échange, transmission qui s’opère au niveau de nous-mêmes, au niveau des relations avec les autres, est très important parce que quelque part la vie sans son n’existe pas. On est habité, tout au long de notre vie, par des sonorités, que ce soient celles du boulanger qui fait son pain à 4h le matin ou alors celle du klaxon qui nous réveille le matin… C’est une dimension qui échappe au seul domaine de l’instrument, même si ce dernier est important. La musique, c’est écouter et surtout entendre des sonorités qui nous font voyager… La vie est un voyage aussi, qui dure un certain temps, donc il vaut mieux l’entendre pas trop mal.

On a l’impression que l’album a été construit uniquement sur des sonorités, davantage que sur un instrument. Il y a un véritable travail, et sur la guitare, et sur le son, le touché de la guitare. On entend d’ailleurs énormément de « parasites » (frottements de frettes, de cordes), et le son du mixage global est également atypique.
Jean-Claude Rapin : Il y a eu un travail et une collaboration avec les gens qui étaient avec moi à ce moment-là, en l’occurrence des ingénieurs du son, notamment Zach qui m’a permis de réaliser cet album au studio « Grande armée » qui est au Palais des Congrès à Paris et qui m’a dit : « Voilà, je trouve le studio, tu te démerdes, tu fais ce que tu veux ». Là j’ai pris le temps et j’ai fait finalement ce que je voulais. Cela a été une démarche expérimentale de recherche sonore avec des gens qui cherchaient eux aussi des choses.

C’est un album solo mais pas solo, si l’on peut dire…
Jean-Claude Rapin : Oui, quelque part car il y a automatiquement un relais avec d’autres personnes. Il est solo par rapport à mon exercice musical d’instrumentiste, mais pas solo dans le sens qu’à chaque fois j’étais avec des ingénieurs du son, en l’occurrence Nicolas Stawski et Charles Mendiant du studio « Grande Armée », qui à chaque fois m’ont accompagné. Je jouais, je leur donnais mes idées, etc., et après on travaillait le son, soit en amont soit après. Ainsi les choses prenaient forme, au-delà des pièces écrites. Ces dernières ont été travaillées toujours avec le souci d’une sonorité particulière, c’est-à-dire avec une recherche de telle ou telle réverb’. Et dans ce studio, qui est l’un des plus beaux d’Europe, voire du monde, au niveau matériel, il y a de quoi chercher. On pourrait s’y enfermer pendant quelques siècles et chercher tout le temps pour avoir des sonorités non pas nouvelles mais pour exploiter tout le potentiel de ces sonorités.

On est loin de la compression du mp3.
Jean-Claude Rapin : Je préfère ne rien dire sur les mp3 et la compression (rires). Je pense tout simplement qu’à un moment donné c’est bien que l’auditeur, quel qu’il soit et quel que soit le domaine, écoute réellement, et que ses oreilles travaillent de nouveau. Le travail de l’oreille est important en termes de perception.

Crois-tu que le support ait une importance dans cette recherche sonore et musicale ? Aurais-tu aimé entendre cet album gravé sur un vinyle par exemple ?
Jean-Claude Rapin : J’allais te le dire. Effectivement, moi qui suis un « homme de vinyles » (rires), qui ais connu et adore toujours le vinyle, quand je réécoute mes disques (j’en ai 1200 chez moi), ce n’est pas le même son pour moi. On m’a dit que « le numérique c’est mieux ou c’est l’équivalent, il n’y a pas de problème de son, etc. ». Selon moi, c’est faux en termes de perception humaine. Je pense que le numérique a des avantages extraordinaires par rapport à tous les facteurs technologiques, bien évidemment. Il est utile à la base dans le captage du son. Quelqu’un joue, quelqu’un d’humain, fait de chair et de sang, et le son est capté. Après, peu importe que le son soit capté par un magnétophone analogique ou numérique, l’essence même va venir de la personne qui joue et du son qu’elle produit.
Je pense que c’est l’essence du son qui est importante, ce qui se passe au départ. Après, pour ce qui est du choix du numérique ou de l’analogique… Je trouve personnellement que l’analogique est plus chaleureux – je parle des vinyles, bien évidemment – mais l’essentiel est d’avoir la restitution la plus fidèle possible par rapport au signal de départ.

Quand on évoque le vinyle, on pense également à ces grandes pochettes, bien plus impressionnantes visuellement que les CDs. Tu es également sur une idée de packaging un peu différent, qui ne va pas s’adapter à tous les porte-CDs du monde (rires)… C’est un problème ?
Jean-Claude Rapin : J’aime bien les problèmes (rires). Qui dit problème dit solution. Je ne suis pas nostalgique, mais l’aspect rétréci du CD par rapport au vinyle me gênait, par rapport notamment à l’artwork tout simplement, c’est-à-dire la dimension artistique d’une pochette. J’aime le côté visuel, l’objet. A l’heure de la dématérialisation par les nouvelles technologies, le packaging est encore beaucoup plus petit, voire inexistant. Ce qui me gêne beaucoup c’est qu’à partir du moment où il y a création musicale ou artistique, il y a – c’est ce que j’ai compris en constatant la manière dont on écoutait parfois « religieusement » des disques en ayant la pochette entre les mains – une combinaison qui se crée avec le contenant, qui fait carrément office de complément en termes artistiques. Je citerais quelques noms : les pochettes de Led Zeppelin, étonnantes pour l’époque, celles de Yes ou encore celles d’Hendrix, qui sont étonnantes au niveau de l’artwork (je pense à Electric Ladyland ou à Are You Experienced). Cela accompagne l’œuvre musicale. Il y a un autre artiste, l’artiste graphique, qui évolue, et ensuite vient une notion que l’on met plus en valeur à l’heure actuelle, c’est le lettrage, la typographie, ce qui est marqué à l’intérieur, les remerciements… Tout cela fait partie d’un ensemble. Effectivement, je crois que c’est quelque chose qui nous manque. Avant, un disque, qui était souvent en deux ou trois parties, s’ouvrait comme un livre. Pour l’édition limitée de l’album, qui sort à côté de l’édition traditionnelle, j’ai voulu qu’il y ait des choses palpables. Quand on parle de sentir la musique, on sent plein de choses, on sent un objet. Faut-il encore être courant que ça existe et qu’on ait envie ensuite de le toucher.

Tu as conçu une œuvre quasi-philosophique en fait ! Tu es allé chercher plein de concepts, ce qui nous amène finalement plus loin que la musique…
Jean-Claude Rapin : Je pense que toute œuvre, toute démarche artistique ou même humaine part de notre histoire personnelle ou de l’Histoire qui nous accompagne. Je pense que c’est une réflexion sur soi, sur ce que l’on est, et que l’on a la chance de pouvoir exercer un art, de pouvoir exister en s’exprimant – ça peut être par le biais de la peinture, de la littérature, de la danse et des arts en général. La culture est extrêmement importante dans notre être profond. Alors ce n’est pas de la psychanalyse, ce n’est pas de la philosophie, c’est simplement essayer de faire les choses en sachant qui l’on est.

C’est intéressant que tu en arrives là car au terme de l’album (vingt-cinq titres plus deux bonus pour l’édition limitée) on a presque l’impression d’une œuvre posthume… Cela m’a fait l’effet d’une sorte de testament qui dirait : « Voilà ce que j’ai été ». On a vraiment la sensation d’assister à une histoire avec une fin.
Jean-Claude Rapin : C’est très intéressant car je n’avais pas pensé que j’étais déjà mort (rires) ! Cela me séduit néanmoins pour plusieurs raisons. Effectivement, il y a un début, un milieu et une fin. Pour un premier album, je ne prétends pas avoir tout dit, du moins je ne l’espère pas sinon je n’aurais pas à mourir à la fin de cette interview (rires). Cet album ne s’est pas fait en dix jours. Dans la genèse même de sa fabrication, il a beaucoup évolué. Puis vient la réalisation. Comme l’évoque le titre, c’est une vision du monde, de moi-même et des autres, une perception presque, non pas avec le côté « testament » mais plutôt « ouverture » car on se demande où l’on va. La fin d’un album est comme la fin d’un livre. Il faut bien que l’histoire se termine.

Un des morceaux de l’album s’appelle « Jimi ». On comprend aisément, avec le titre et la musique, que tu puises ton inspiration auprès d’Hendrix. Le reste du disque recèle-t-il d’autres influences, explicites comme dans ce cas, ou même cachées ?
Jean-Claude Rapin : Ce morceau, « Jimi », est bien évidemment un hommage à celui qui a été et sera toujours LE guitariste de tous les temps. Il y en a deux en fait : Django Reinhardt pour l’acoustique, Jimi Hendrix pour l’électrique. Il y a d’autres guitaristes que j’adore et qui sont extraordinaires mais ces deux derniers sont des maîtres, comme Aristote ou Platon pour la philosophie, par rapport à leur importance dans l’histoire de l’humanité. On ne va pas renier Bach et Beethoven, on ne va pas dire qu’Einstein n’a pas existé ou que Léonard de Vinci n’a pas fait des choses importantes pour l’histoire de l’humanité. Il faut rendre hommage à ceux qui ont réellement construit des bases car ils nous ont apporté quelque chose.
Après, il y a effectivement des choses cachées. La pochette est toute rouge avec des éléments bleus, ce qui n’est pas un hasard ; il y a également vingt-cinq titres, etc. Ce n’est pas le Da Vinci Code (rires) mais ce n’est pas dû au hasard.. Après, pour en revenir à la musique, les choses cachées sont en fin de compte tout ce qui est important pour moi, c’est-à-dire non seulement les musiques rock et blues mais également d’autres influences, d’autres sonorités, des sonorités peut-être à venir, une évolution de l’harmonie, des musiques jazz – car je pense que c’est une musique magnifique – et donc des couleurs différentes qui devaient être mélangées pour que ce soit un vrai métissage.

Le résultat est très dense. Est-ce que, que cela soit au niveau de la recherche musicale ou au niveau de la recherche sonore, cet album s’adresse à une « élite », c’est-à-dire à des gens avertis ?
Jean-Claude Rapin : Je ne fais pas de la musique pour une élite mais pour exprimer des choses et amener des sonorités, des harmonies qui peuvent être écoutées par les autres. Cependant, j’ai conscience qu’il y a un côté peut-être « hermétique » pour certaines personnes mais je pense que c’est un faux problème. La réalité de la musique à l’heure actuelle, c’est de permettre à des gens d’écouter certaines choses. Ils aiment ou ils n’aiment pas, peu importe que cela soit « intellectuel » comme on dit, ou « secret » ou inaccessible. Je ne pense pas que cela soit un phénomène d’élite. Je souhaite simplement que tout le monde puisse écouter en son âme et conscience plein de musiques différentes et fasse ses choix. Je ne crois pas à la musique dite « savante » – et je ne parle pas là au sens classique du terme. La musique est l’art des sons, c’est une perception, une sensibilité. On aime ou on n’aime pas certaines choses de prime abord, puis on peut aimer après car on rentre plus dans une histoire, mais il faut déjà qu’on ait la possibilité de l’écouter et qu’on n’émette pas, comme cela se fait beaucoup à l’heure actuelle, un jugement catégorique sans connaître.

Jean-Claude Rapin
Visions
e-Musica / www.e-musica.fr



Track list de Visions

1- Morgane
2- Le voyageur
3- Jimi
4- Noiram
5- La résonnance
6- Impro
7- Le visiteur
8- Zollingen
9- Carillon
10- Swing promenade
11- L'horloge perdue
12- Blues for tous
13- La prophétie
14- La ballade du palais
15- Insolente dérive
16- Connivence à Bilos
17- Sel de mer
18-L'intriguante
19- Emergence
20- L'oiseau Dièse I
21- L'oiseau Dièse II
22- L'oiseau Dièse III
23- Evolution
24- L'appel
25- Le berger

Bonus tracks
- Paty
- Miss Mars

Quelques mots sur l'album...
Malgré sa carrière sans pareille, son influence majeure sur les guitaristes de l'hexagone, Jean-Claude Rapin n'avait pas pris le temps de sortir d'album solo. Il n'est pas très étonnant, au vu de la maturité musicale dont cet artiste bénéficie, de constater que ce disque est d'une difficulté monstre à classifier. Cet album doit indubitablement être écouté dans certaines conditions. Impossible de lancer la musique avec une guitare dans les mains, un journal et la liste des courses à faire. C'est pour cela qu'à mon sens Visions n'est pas un disque a écouter n'importe quand et n'importe où... Au final, un album un peu élitiste puisque la majeure partie de nos contemporains ne prendront pas le temps de « ne rien faire d'autre » que d'écouter de la musique. Posé et tranquille, on se retrouve face à une simple guitare, des sons, des mélodies et des doigts qui glissent sur les frettes d'une Strat. Comment faire plus honnête comme démarche ? Entre morceaux écrits et improvisés, le voyage à travers les vingt-cinq titres de l'album est intense. Une démarche entière et passionnante à explorer absolument.
Les Visions de Jean-Claude Rapin