Il est intéressant de suivre de près la carrière de ce guitariste français, car si certains musiciens peinent à se renouveler, Pierrejean Gaucher s'amuse en sautant de concept en concept afin d'y puiser à chaque fois une inspiration nouvelle. Déjà amorcé lors du duo avec Christophe Godin ou sur l'album Zappe Zappa, l'exercice sur Melody Makers consiste à standardiser d'incontournables hits de la musique rock et pop anglaise, comme des générations de musiciens l'ont déjà fait avec le jazz.

Peux-tu nous détailler un peu le concept de ce nouvel album, Melody Makers ?
Pierrejean Gaucher
: Cet album est né du trio que j'ai formé avec Clément Petit et Cédric Affre. En 2005 est sorti La Fontaine et le Gaucher, en 2007 le duo avec Christophe Godin. J'aime bien changer un peu de formule et d'ambiance pour chaque disque. Je ne voulais pas refaire un truc aussi écrit et complexe que La Fontaine et le Gaucher, mais je souhaitais également quelque chose d'un peu plus étoffé qu'un duo de guitare. Je cherchais un entre-deux quand j'ai rencontré ce violoncelliste un peu par hasard. Je n'avais jamais joué avec cet instrument et je n'avais pas envie de retomber dans la formule un peu classique du monde du jazz avec un saxophone, une trompette, etc. Je ne voulais pas refaire non plus un trio guitare-basse-batterie puisque je l'avais déjà fait dans les années 1990. On est trois mais on parvient à avoir presque un son de quartette comme s'il y avait un bassiste et un soliste qui joue à l'archer. En résumé, quand Clément joue aux doigts il est bassiste, à peine au-dessus d'une basse à quatre cordes, et quand il joue des mélodies à l'archer il est quelque part le chanteur du groupe. Restait à définir ce qu'on allait faire. Il s'avère que l'année dernière j'ai eu 50 ans, et comme il y a toujours une certaine symbolique sur les comptes ronds, je suis revenu de plus en plus ces dernières années à tout ce que j'écoutais, à tout ce que je « kiffais » quand j'étais adolescent et à ce par quoi j'ai commencé la guitare. A 15 ans, j'ai débuté par « Smoke On The Water ». J'écoutais les Who, Led Zeppelin, etc. J'ai mal tourné à partir de 20 ans en tombant dans le jazz et dans des choses un peu plus « intellos » (rires). Et puis pendant presque vingt ans, jusqu'à 40 ans environ, j'ai bossé à fond dans l'univers « jazz », mais pas dans le sens restrictif du terme : un jazz fusion, très ouvert, qui ne m'a jamais empêché d'écouter des trucs à côté. Mais c'est clair que j'étais vraiment dans une optique rythmique, harmonique, mélodique qui était plus propre au jazz instrumental que dans la lignée de la pop.

Pour Melody Makers, comme j'avais déjà fait deux ou trois reprises, notamment des Beatles, en duo avec Christophe, je me suis dit que je pouvais aller plus loin : un album avec seulement des reprises piochées dans ma musique d'ado. Je me suis rendu compte qu'il y avait des trucs que j'adorais toujours, d'autres qui avaient mal vieillis, par exemple Pink Floyd. Autant j'ai adoré Dark Side Of The Moon, autant je ne sais pas quoi faire du reste. J'ai passé facilement six mois à me replonger dans tout ça, à écouter plein de choses, à isoler des titres.
Ce qui est difficile pour une reprise, c'est que c'est une musique qui repose pour le public sur un chanteur, sur des paroles. La difficulté est de voir ce qui reste quand tu enlèves le chanteur, les paroles et que tu joues la mélodie à la guitare ou au violoncelle.

Est-ce là que réside pour toi la vraie force d'une composition ? Ce qui reste une fois que l'on a retiré l'artifice ?
Pierrejean Gaucher : Tout à fait. J'ai tout testé à la guitare sèche sans effet, sans rien. La vraie force d'une compo, c'est que même s'il n'y a que trois accords basiques, trois triades, et que tu chantonnes la mélodie par-dessus, c'est déjà une pièce musicale sans avoir besoin des paroles. Pour en revenir à Pink Floyd, quand je retrouvais les accords et que je jouais un peu la mélodie, je trouvais ça pauvre. Une fois enlevés la voix de Waters, les sons de Gilmour ou de Richard Wright, il me paraissait ne pas rester pas grand chose. Pour d'autres au contraire c'était tout de suite évident. Dans le rock, tu peux facilement avoir une mélodie sur une seule note ; l'énergie et l'impact rythmique priment. J'ai essayé de trouver des mélodies qui étaient adaptables sans les chansons. Au départ, je pensais que j'allais « limiter » le disque aux seventies, mais finalement je n'ai pas eu peur d'aller jusqu'à Radiohead. C'est un groupe que j'ai découvert ces dernières années et qui n'existait pas quand j'étais ado. A ses débuts dans les années 1990, j'étais dans mon univers jazz. C'est ma fille de 23 ans qui m'a poussé à m'y intéresser. Tout ne m'a pas forcément enthousiasmé mais certains trucs m'ont fait penser que ces mecs-là avaient réussi la synthèse entre les Beatles et les Pink Floyd trente ans après. J'ai découvert des artistes que je connaissais plus ou moins, comme Elvis Costello, qui sont plus des songwriters des années 1980, ou XTC qui est un groupe très peu connu par exemple...

Justement, je me faisais la réflexion que je connaissais tous les groupes auxquels tu fais référence dans cet album, sauf XTC, qui m'est inconnu...
Pierrejean Gaucher : Ils sont pour moi les Beatles des années 1980. Un disque comme Apple Venus pourrait être un opus de Lennon-McCartney vingt ans après produit par George Martin avec des violons (rires). Je me suis rendu compte ensuite que ce qui me touchait le plus mélodiquement et surtout harmoniquement était toujours généré par des Anglais. A part quelques exceptions – j'aime beaucoup certains artistes américains comme James Taylor –, je trouve toujours un truc particulier chez les Anglais. Ce n'est pas pour rien que l'on parle toujours de pop anglaise et de rock américain, et jamais de pop américaine, en tout cas pour ce qui est des années 1970. Le projet s'est vite resserré autour de l'univers de la pop anglaise à travers les grands créateurs des années 1970 jusqu'aux héritiers de 2000 comme Radiohead par exemple.
La dernière étape a été de relever les morceaux de base. Cela rejoint un travail courant dans le jazz, et qui commence à se faire dans le rock maintenant : le fait de « standardiser » des chansons. Les trois-quarts des standards de jazz sont des anciennes chansons américaines Broadway des années 1940-1950. Quand Miles Davis reprend « Un jour mon Prince viendra » (« Someday My Prince Will Come »), il reprend une chanson des films de Walt Disney !

Tu fais un parallèle avec le jazz. Est-ce que tu considères que désormais le rock a suffisamment d'histoire pour fournir des standards ?
Pierrejean Gaucher : Tout à fait. On en est exactement là. Il ne faut pas oublier que la majorité des jazzmen d'aujourd'hui, qui ont 40 ou 50 ans et qui sont guitaristes qui plus est, ne peuvent pas être passés à côté de cette musique. Un jazzman de 40 ans des années 1980 ne connaissait pas cette musique, qui ne faisait pas partie de son paysage musical quand il avait 20 ans. Il était obligé de puiser dans le jazz pour travailler sa technique instrumentale. Aujourd'hui, quand je vois en masterclass des jeunes de 20 ans qui veulent jouer du jazz et qui me disent qu'ils n'ont jamais écouté Jimi Hendrix ou Jeff Beck, cela me paraît aussi invraisemblable qu'un saxophoniste qui n'aurait jamais écouté John Coltrane ou Charlie Parker. La guitare est quand même par essence l'instrument de l'univers du rock.
Ensuite, je pense effectivement qu'il y a aujourd'hui suffisamment de matériaux générés par plus de quarante ans de rock, qu'il soit anglais ou américain, et que le répertoire est riche. Ne serait-ce que dans la chanson française ! Par exemple Louis Winsberg reprend avec son trio Douce France du Charles Trénet ou du Georges Brassens avec la même démarche que moi pour la pop anglaise. On est en train en ce moment d'écrire le nouveau Real Book (recueil de standards du jazz, ndlr) en piochant dans le rock, la pop, voire la grande variété ou la chanson française. Le premier Real Book était marqué par la variété de l'époque. Les standards sont, à la base, de la musique populaire. Le jazz n'avait pas à l'époque ce coté intellectuel parce que les gens entendaient en concert ce qu'ils écoutaient tous les jours à la radio. C'est important que les gens puissent se raccrocher à une référence, ce qui est moins évident quand tu joues tes propres compositions à travers lesquelles tu imposes ton univers.

Est-ce alors une difficulté d'assumer ces reprises ou au contraire une facilité pour mettre le public « dans sa poche » ?
Pierrejean Gaucher : C'est les deux. Ce n'est pas vraiment une facilité. C'est bien sûr important de savoir que tu vas jouer une mélodie qui a fait ses preuves. Cela peut cependant vite se retourner contre toi car on y met un peu de sa personnalité, on rajoute une pierre à l'édifice en donnant une autre couleur à ce morceau-là. C'est à double tranchant. Ce terrain de jeu est en tout cas très motivant. Tu as l'impression de faire un peu partie de l'histoire de ce titre si tu as réussi quelque chose qui plaît aux gens !

Nous avons parlé de beaucoup de styles différents, alors que tu es connu essentiellement comme un guitariste de jazz à la base. On a l'impression, surtout dans tes trois derniers albums, que le jazz s'est perdu en tant que musique mais a perduré en tant que concept : l'improvisation, le travail des grilles, des harmonies, etc.
Pierrejean Gaucher : J'ai toujours dit que je n'étais pas un vrai jazzman. Le jazz est un mode de vie. Encore une fois, j'ai commencé par le rock. Si je suis passé par le jazz pendant une certaine époque, c'était par intérêt pour les outils rythmiques, harmoniques et mélodiques que cette musique m'apportait pour construire mon univers musical. Je suis allé dans une progression vers la complexité, du moins c'est ce que je pensais à l'époque. J'ai vite compris que quelle que soit la musique que tu veux faire en fin de compte, plus tu as d'outils en main, plus tu peux essayer de choses. Pendant vingt ans, je suis allé prendre dans le jazz tous les outils qu'il m'offrait et que je ne trouvais pas dans les autres musiques. Ces dernières années, il s'est avéré que sur le fond j'ai peut-être moins de feeling, d'émotions en écoutant du jazz historique donc je reviens vers les musiques avec lesquelles j'ai commencé fondamentalement. Le jazz est un terme trop vague et trop générique finalement... J'ai simplement plus de pièces de jeu dans le jazz que dans le rock pour monter mon puzzle, mais à présent la photo que je cherche à représenter avec mon puzzle va plus vers le rock et la pop que vers le jazz.

Christophe Godin disait qu'avec les metalleux il se sent jazzman et qu'avec les jazzmen il se sent metalleux. Est-ce que tu ressens cette dualité ?
Pierrejean Gaucher : Je n'ai pas réellement de problème avec les musiciens mais davantage avec les programmateurs de concerts. Je suis dans un espèce de « no man's land » pour les puristes. Melody Makers est du jazz dans le sens où il y a de l'improvisation et des accords un peu plus complexes que du power chords, mais le matériau de fond n'est pas jazz. Aujourd'hui les deux univers se mélangent de plus en plus. Je ne me considère pas comme un jazzman à la base mais comme un rocker frustré, tout comme Christophe a à l'inverse un côté jazzman frustré (rires).

Tu soulignes le trait en jouant en trio avec un violoncelle. Comment te positionnes-tu au niveau sonore avec si peu d'instrumentation ?
Pierrejean Gaucher : En l'absence de bassiste, je développe dans le trio un espace dans lequel je génère des basses en même temps que les accords, ce qui est assez exigeant physiquement. Sur certains morceaux, essentiellement ceux où Clément Petit joue à l'archer, la guitare se dote d'un son d'octaveur Boss qui génère un peu de basses. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas vraiment de remplacer un bassiste mais de remplir le spectre sonore dans le grave. Je me suis fait un pédalier : la guitare rentre dans l'octaveur Boss qui a deux sorties dont une renvoie le doublage en sub. J'envoie ce doublage en concert directement dans la sono, indépendamment des amplis guitare. De plus, je règle le filtre de l'octaveur de manière à ce qu'il ne se déclenche uniquement sur les deux premières cordes. On conseille souvent en masterclass aux élèves de ne pas alourdir les basses quand ils jouent en groupe mais, en l'absence de bassiste, je fais l'inverse ! C'est la continuité logique d'un jeu en duo, avec Christophe par exemple, où l'on génère souvent les accords et les basses avec le jeu de guitare.
En ce qui concerne les effets, un trio étant forcément limité au niveau de la couleur, j'ai tendance, peut-être plus sur scène que sur le disque, à utiliser pas mal d'effets spécifiques pour chaque morceau : par exemple une intro arabisante sur « Kashmir » avec un delay en reverse, ou un son de cithare électrique au début de XTC. Je choisis un effet qui est pour moi la signature du morceau. Cela permet de rendre l'esprit du morceau original, ce qui justifie l'effet, comme dans Aladdin Sane de Bowie. Pour moi, l'effet fait partie de l'arrangement.

Quels sont tes projets ?
Pierrejean Gaucher : Le prochain disque du trio sera un album de compositions. Il n'y aura pas de Melody Makers 2. Je ne reprendrai pas un concept en tant que tel mais je pourrais y reprendre certaines idées rythmiques, mélodiques ou d'arrangements qui auraient pu être davantage développées. Il m'arrive de plus en plus souvent de revenir sur des idées que j'ai utilisées dans des vieux disques. Je pense d'ailleurs à me replonger dans mes trois-quatre premiers albums des années 1980 avec mon groupe Abus Dangereux pour y reprendre des idées. Quand on est jeune, on gâche beaucoup de bonnes choses parce que l'on veut aller vite. C'est une seconde chance que tu te donnes comme musicien de jouer beaucoup mieux vingt ans après des choses qui n'étaient pas une mauvaise idée au départ mais que tu n'avais pas les moyens de bien jouer. Quand je dis que je joue désormais de manière « décomplexée », cela ne signifie pas que je maîtrise et dépasse la technique, mais que j'accepte aujourd'hui tout ce que je ne sais pas faire et tout ce que je ne saurais jamais faire.

Pierrejean Gaucher - Melody Makers
www.pierrejeangaucher.com



Tracklist de Melody Makers

1. Scatterbrain (Radiohead)
2. Walking on the moon (Police)
3. Kashmir (Led Zeppelin)
4. Dinosaur (King Crimson)
5. Who do you think you are (Costello)
6. Aladdin sane (Bowie)
7. I want to vanish (Costello)
8. Smoke on the water (Deep Purple)
9. Knights in shining karma (XTC)
10. With a little help from my friends (Beatles)


L'album en quelques mots
L'exercice est finalement plus difficile qu'il n'y paraît. Reprendre des standards de la musique pop ou rock sans pour autant tomber dans le baluche de mauvais goût relève parfois de l'acrobatie impossible. Pourtant, Pierrejean Gaucher s'en sort haut la main. Les sensations oscillent entre un « Tiens, c'est de qui ce morceau ? » et le « Ah ! comment va-t-il l'arranger celui-ci ? », ce qui rend très vivantes et passionnantes les premières écoutes de l'album. A une rare exception près (XTC), le choix des morceaux s'est fait dans ce qu'on pourrait maintenant appeler les standards du rock : Police, Led Zeppelin, King Crimson, Radiohead ou encore David Bowie. Pierrejean Gaucher offre à l'auditeur une manière rafraîchissante de revisiter ces incontournables, souvent lessivés par des passages radio trop fréquents.
Anecdote amusante, j'en suis même venu à apprécier le morceau « Walking On The Moon » de Police, qui pourtant me hérisse le poil en temps normal. Si ce n'est pas la preuve d'une formidable adaptation....
Pierrejean Gaucher et ses « British influences »