Bourreau de travail. Visionnaire. Génie schizophrène. Devin Townsend peut être affublé de bien des dénominatifs. Toujours est-il qu’en 2011, le Canadien boucle son projet des quatre albums par ses deux meilleures réalisations : le légèrement inégal Deconstruction et le sublime Ghost. Complètement déboussolé par des heures de promo intensives dans un hôtel de Pigalle, Townsend déblatère ses réponses à nos questions tel un maniaque hyperactif. Morceaux choisis.

Il y a deux ans environ tu annonçais que tu allais sortir quatre albums en seulement quelques mois. Est-ce que tu regrettes (rires) ?
Devin Townsend : Non, car c'est fini à présent (rires). C'était facile, non (rires) ? Je crois que le plus difficile pour moi a été de me débarrasser des caractéristiques de la plupart des disques que j'ai faits pendant de nombreuses années. Il y a eu beaucoup d'émotions aussi mais moins qu’à certains moments sur d'autres disques où l'émotion prenait souvent le pas sur tout le reste et notamment sur la technique. Sur ces quatre albums, la technique prend une place centrale. Chaque disque avait ses propres défis. Malgré les difficultés de chaque album, ils ont tous été faits, chacun à leur tour. Cette entreprise montre bien qu'en se fixant des objectifs, on peut arriver à faire n'importe quoi, même ce qui semble démesuré. La clé a été de dégonfler les enjeux autour de ce projet et de prendre les choses avec minutie, les unes après les autres. Les albums ont été finis avant même que je ne m'en rende vraiment compte. L'autre jour, j'ai écouté les quatre disques à la suite et je me suis dit « putain, tout ça a fini par se faire ! » Maintenant, je ressens une sorte de vide car pendant deux ans, je n'ai pensé quasiment qu'à ça. Je crois que je vais combler ce vide par... de la relaxation (rires). Souhaitez-moi bonne chance.

Je ne sais pas si tu connais Sufjan Stevens mais il s'était lancé dans la composition d'un album pour chacun des Etats Unis d'Amérique. On n'a jamais vraiment su si c'était sa maison de disques ou lui-même qui avait dit cela... Toujours est-il qu'il n'a fait que deux albums. Si un jour quelqu'un fait cela jusqu'au bout, il lui faudra beaucoup de relaxation après (rires)...
D. T. : Je ne connais pas cet artiste mais je pense que certains albums auraient été plus courts que d'autres ! A mi chemin dans mon Devin Townsend Project je ne suis dit que j'avais eu les yeux plus gros que le ventre. Je voulais passer du temps avec ma famille et ne pas être trop obnubilé par le projet. Pourtant, vers la fin de Deconstruction j'ai réalisé que je ne suivais plus trop ma ligne de conduite et que la musique m'amenait vers des endroits que je ne voulais pas explorer consciemment. J'ai eu du mal à simplement commencer à enregistrer Deconstruction car j'avais peur de la tâche immense qui m'attendait. Finalement, j'ai commencé lentement par le début en me disant que ça ne pouvait pas faire de mal d'enregistrer un peu de caisse claire, puis un peu de cymbales, puis les guitares, etc. Petit à petit tout a pu se faire, normalement. Ces disques constituent une victoire personnelle à mes yeux, au delà de la musique et de leur impact éventuel. En effet, ça m'a prouvé que tout ce que je voulais faire, je pouvais faire ! C'est puissant comme sensation.

Ces quatre albums du Devin Townsend Project auraient pu sortir séparément. Ils auraient pu tous sortir ensemble. Pourtant, les deux premiers sont sortis séparément et les deux suivants ensemble. Pourquoi ? Le label a-t-il guidé tes choix ?
D. T. : Le label voulait bien entendu tout sortir séparément... Lorsque j'ai fait Ki et Addicted, je ne me doutais pas encore que j'allais repartir en tournée pendant quasi un an et demi. Lorsque je suis revenu de la tournée, je me suis dit qu'il fallait absolument faire les albums maintenant, autrement ce projet qui était censé être limité dans le temps allait déborder et je perdrais l'idée initiale... En plus, la majorité des compositions a été écrite au départ et donc avec chaque jour qui passait je perdais de vue mon état d'esprit au moment de l'écriture. Il ne fallait donc plus trop perdre de spontanéité... Le label voulait sortir les deux albums séparément. Le problème de cette solution est que le dernier album de la série définit du coup tous les autres. Or, Deconstruction et Ghost sont aussi importants l'un que l'autre ! Personnellement, Ghost est mon disque préféré des quatre mais je ne sais pas si sans Deconstruction il serait accepté de la même manière par le public.



Qu'est-ce que tu entends ici par « accepté par le public » ?
D. T. : Après des années à entendre des gens me dire « Strapping Young Lad ! Strapping Young Lad ! », Deconstruction me permet de tourner la page. J'avais écrit 90% de City dans ma chambre. Les éléments de cette musique sont donc bien en moi. Je n'avais juste plus envie de jouer cette musique pendant un moment. Mon mode d'expression a changé aussi : je ne suis plus autodestructeur et nihiliste. J'accepte enfin le fait que les artistes n'aient pas besoin d'avoir l'air de martyrs lorsqu'ils jouent et présentent leur art. Je disais souvent que je souffrais pour le public en concert. Je ne souffre pour personne, mec (rires) ! Maintenant, je joue une musique car j'en ai envie et je ressens le besoin de dire quelque chose. Deconstruction est heavy mais tout le fondement de cette musique a changé de mon point de vue. C'est un album très complexe et technique qui me plait par certains aspects mais qui a tout de même moins de poids qu'un disque comme Ghost. Deconstruction est une déclaration qui cherche à prouver quelque chose vis à vis des fans alors Ghost représente exactement mon état d'esprit actuellement.

Tu as collaboré avec de nombreux artistes au cours de ta carrière. Sur Deconstruction, tu fais appel à de nombreux chanteurs extrêmement réputés dans la scène metal. Ca me rappelle un peu la façon dont Arjen Lucassen t'avait utilisé sur un album d'Ayreon... Que recherches-tu dans ce genre de collaborations ?
D. T. : C'était un terrain glissant. Ayreon m'a clairement influencé dans mes choix. Je ne voulais absolument pas que les invités prennent le pas sur le message de l'album. Je voulais en gros que chaque invité soit mon « sponsor » et qu'il se mette à mon service. Nous n'avons pas mis dans le communiqué de presse de quels artistes il s'agissait et il n'y aura pas de gros sticker vert avec leur noms sur le CD. Leurs interventions sont assez limitées et ça amène un bon contraste à ma voix car au bout d'un moment je trouve mon chant fatiguant et redondant. La plupart des invités sont des amis depuis de nombreuses années et j'aime énormément leurs contributions. La chorale et l'orchestre de soixante musiciens amènent également de sympathiques nuances à Deconstruction. Il ne faut pas minimiser leur importance.




The Devin Townsend Project – Deconstruction / Ghost
Hevy Devy/InsideOut - EMI
www.hevydevy.com
The Devin Townsend Project, le génie torturé