Il y a des soirs où le temps n'est plus une course, mais une fracture. Une cicatrice qui prend la forme d'un microsillon, gravé pour l'éternité dans le bois sec d'une guitare acoustique. Friday Night in San Francisco n'est pas un simple enregistrement de concert : c'est le procès-verbal d'une rencontre où le génie s'est fait affrontement, et l'affrontement, œuvre d'art.

L'histoire de ce trio, c'est d'abord une histoire de traversées. De ces hommes qui ont laissé l'électricité derrière eux, ce confort amplifié qui gomme les imperfections, pour se retrouver nus face au public et face à l'autre.

C'est John McLaughlin, le grand architecte du Mahavishnu Orchestra, celui dont la guitare électrique hurlait des symphonies de feu dans les années 70, qui a initié la retraite. Un besoin de décantation, de retrouver la source, la fibre.

Initialement, il y eut le rêve d'un trio de guitares. L'idée, simple et insensée : John McLaughlin et Larry Coryell, deux phares du jazz-fusion, invitant l'impensable : Paco de Lucía. Le Maître absolu du flamenco, le Duende incarné, qui n'avait jamais vraiment cédé à la promiscuité du jazz. Une rencontre où le compás (la pulsation flamenco) venait toiser le swing.

Le premier trio exista, bref, fulgurant. Mais le destin — peut-être la fatigue des nerfs de Coryell — a exigé un autre corps pour parfaire l'équation. C'est là qu'entre en scène Al Di Meola. Un homme qui partageait avec McLaughlin cette obsession de la vitesse clinique, de la note qui tombe juste, sans l'ombre d'une hésitation. Un frère d'armes issu du creuset Return to Forever de Chick Corea.

Le trio était désormais au complet. Trois hommes. Trois mondes. Trois signatures sur un pacte muet : ne jamais céder à la facilité, ne jamais laisser l'autre respirer trop longtemps.

Il est essentiel de comprendre que la tension sonore de ce disque repose sur un schisme matériel : la différence entre les instruments choisis par chacun, reflets fidèles de leurs écoles.

D'un côté, nous avons la tradition, la chaleur antique :

Paco de Lucía, lui, est le gardien du temple. Il tient entre ses mains une guitare de flamenco espagnole, ses cordes de nylon portant le poids de l'histoire, la douceur et la percussion du Duende. Son instrument, souvent issu des ateliers de maîtres luthiers comme Francisco Barba, est le cœur qui bat, le bois sombre qui hurle la pena.

De l'autre, l'ère moderne, le volume amplifié par le métal :

John McLaughlin et Al Di Meola ont choisi la guitare acoustique à cordes d'Acier. Ces instruments, souvent des modèles Ovation Custom Legend ou similaires, avec leur dos en composite (Lyrachord), offrent une projection colossale, une brillance et un volume nécessaires pour rivaliser dans la frénésie du jazz-fusion. Leurs cordes d'acier claquent, tranchantes et métalliques, offrant la vélocité et la propreté chirurgicale qui caractérisent leur style.

Ce contraste est la clé d'écoute : les cordes de nylon contre les cordes d'acier. Le jeu des doigts contre le médiator. C'est la collision du feu (flamenco) et de la glace (fusion), capturée par des micros. C'est ce choix d'instruments qui permet à l'auditeur de distinguer instantanément les trois voix dans la plus dense des tempêtes de notes.

Ce qui se joue en ce fameux vendredi soir, 5 décembre 1980, au Warfield Theatre de San Francisco, n'est pas une simple succession de morceaux. C'est un duel à fleuret moucheté, mais dont les pointes sont trempées dans l'acide de la virtuosité. Le public n'est pas un auditoire, mais un témoin, un jury dont les applaudissements sont le verdict.

McLaughlin, le mystique. Son jeu est dense, spirituel, parfois austère, portant le poids du jazz et des musiques indiennes. Il est le roc.

Di Meola, le chirurgien. Sa technique est d'une propreté terrifiante, sa main droite une mitraillette capable d'une précision inhumaine. Il est le moteur, la vélocité pure.

Et Paco, le cœur ardent. Au milieu de cette mécanique de précision, il injecte l'âme, le sang, la pena (la douleur) du flamenco. Son rôle est d'humaniser le prodige, d'ancrer les envolées dans la terre, le sable d'Andalousie.

Mais derrière la perfection des bandes, il y eut la sueur et l'ego.

• La boule au ventre du maître : c'est paradoxalement le maître Paco de Lucía qui souffrait de la plus grande anxiété. Habitué à la rigueur du flamenco, l'improvisation libre et compétitive du jazz le terrifiait. Cette tension est le prix qu'il payait pour l'excellence, l'envol qui suit l'hésitation.

• Le combat du volume : la rivalité n'était pas que musicale. Il est rapporté qu'Al Di Meola, désireux de ne pas être dominé, avait parfois tendance à booster le volume de sa guitare Ovation après la balance, obligeant le technicien du son, Vance Anderson, à lutter pour que la voix plus douce de Paco ne soit pas noyée par l'acier surpuissant. Une lutte pour l'espace sonore, avant d'être pour l'espace mélodique.

• L'incident de la pile : la légende a aussi ses faiblesses triviales. Lors de la tournée, un incident technique célèbre a vu le son d'Al Di Meola se couper brutalement. Le coupable ? Une simple batterie 9 volts défaillante dans le préampli de sa guitare. Le sublime suspendu à une simple pile bon marché.

• Le mystère du tempo : pour finir d'entourer l'album d'un voile de mystère, une théorie persiste : le master tape aurait été lu ou mixé légèrement trop vite, ce qui donnerait un pitch un quart de ton trop haut. Cela n'enlève rien à la vitesse sidérante des guitaristes, mais questionne l'oreille : est-ce le talent, la machine, ou une combinaison des deux qui a sublimé l'exploit ?

Malgré tout, l'entente est là. Le morceau central de cet album — et de leur légende — est la suite “Mediterranean Sundance / Rio Ancho”. Un duo originellement enregistré par Al Di Meola avec Coryell, mais qui prend ici sa forme définitive avec Paco.

L'anecdote court : lors des premières répétitions, Paco, le puriste, est décontenancé par la façon dont ses deux collègues de jazz-fusion lisent la musique. Il ne lit pas la musique de la même manière ; son art est oral, inscrit dans le corps et l'oreille. L'entente est physique, pas académique.

Mais sur scène, le moment du duo est un pur moment de joute. Di Meola joue ses gammes les plus démentes, Paco répond avec des rasgueados (le grattage puissant et rythmique du flamenco) et des picados (les montées d'échelles mélodiques au doigt) qui sont des feux d'artifice rythmiques. C'est la collision entre deux types de génies.

Il y a aussi cet instant de légèreté sur “Short Tales of the Black Forest”, où le trio s'amuse, intègre la mélodie de la Panthère Rose, riant presque de leur propre sérieux. Un moment où le musicien lâche le Maître pour redevenir un gamin émerveillé par le bruit du bois.

Lorsque l'album paraît en 1981, le choc est immédiat.

• La bête technique : il devient le mètre-étalon de la technique acoustique. Chaque guitariste, qu'il soit rock, jazz ou classique, doit se mesurer à cette vitesse d'exécution et à cette propreté du son. On dit que c'est l'album qui a redonné ses lettres de noblesse à la guitare acoustique après l'ère des monstres électriques.

• L'évangile du flamenco : pour Paco de Lucía, c'est l'entrée fracassante dans la conscience musicale mondiale. L'album introduit le flamenco non pas comme une curiosité ethnique, mais comme une musique complexe, moderne, capable de dialoguer d'égal à égal avec les formes les plus sophistiquées du jazz.

Le phénomène de ventes : c'est un succès commercial monumental, contre toute attente pour un album instrumental, acoustique et complexe. Il a prouvé que la virtuosité, sans fard, pouvait toucher un public de masse.

Aujourd'hui, l'écho de ce vendredi soir résonne dans la chambre de chaque musicien qui cherche à comprendre comment l'instrument, dans sa forme la plus simple, peut produire une telle complexité. L'album est un marqueur, une balise qui indique : "La voici, la limite du possible."

Friday Night in San Francisco n'est pas le son d'un aboutissement, mais celui d'un point de rupture. Il nous rappelle que l'art ne naît pas du consensus, mais de la tension et du respect mutuel entre des forces opposées. Trois hommes, un bois vibrant, et le bruit magnifique du temps suspendu.

 

John McLaughlin, Paco de Lucia, Al Di Meola - Friday Night In San Francisco (1981)