suite de l'analyse de l'oeuvre de wagner par francis pagnon ("en évoquant wagner", éd. champ libre) :
Lorsqu'éclatent les fanfares annonçant l'arrivée du roi Marke, l'orchestre semble vouloir remémorer le motif chromatique du désir des mesures 2 et 3, couvert par le brouhaha général, rappelant ce que réprime le pouvoir, avec son éclat mensonger et sa violence primitive. Dans L'Anneau, le motif de la légalité s'impose par son intraitable laideur : les pactes par lesquels règne Wotan sont fondés sur la violence et le mensonge.
Les partisans du modérantisme culturel ne pouvaient qu'être indisposés par Wagner : la violence dont vibre sa musique est véritablement une insurrection musicale dont ils se sentaient les premiers menacés. Mais aussi sa beauté, et même sa tendresse intimiste, n'ont pas oublié ce qui résiste à l'inhumanisme régnant. Il est des moments où une seule mesure de Wagner explicite ce contre quoi s'exerce la coercition. Par exemple lorsque surviennent Marke et sa suite et que le do dièze, sommet de la phrase ascensionnelle qui portait les deux amants, se brise avec le cri de Brangäne contre la septième diminuée. Ou encore lorsqu'à la mort de Siegfried s'élève cet accord de mi mineur qui salua l'éveil de Brünnhilde.
Avec une douce sollicitude, la musique se consacre à Siegmund et Sieglinde, ces deux victimes assassinées par la sauvagerie de l'ordre social. La dissonance aigüe attachée à l'apparition du jour résonne dans Tristan comme le cri d'effroi de l'être qui se réveille au monde de la souffrance renouvelée. Musique pâmée sur le lit somptueux de la passion, tendresse, ferveur et volupté frissonnantes et jaillissantes où pas même ne manquent les premières peurs d'amour, orchestre et voix se déchaînent dans les ruissellements de lumière de leur joie victorieuse : l'amour de Brünnhilde et Siegfried a inspiré à Wagner des pages d'une beauté triomphante, plénitude heureuse. L'univers y bat selon les pulsations d'un coeur au comble de la passion.
S'imposersa d'autant plus ensuite l'horreur d'un monde où bonheur et beauté sont condamnés. Après une telle musique solaire, malheur aboli dans le sacre de la vie glorieuse, retentissante de violence radieuse contre le cours du monde, Wagner écrira l'une des musiques les plus noires jamais conçues. Dans les deux premiers actes du Crépuscule, la violence se fait acérée et furieuse, féroce, implacable. Les souvenirs de la vie trahie et perdue y sont écrasés sans rémission. La laideur y devient moyen d'expression dénonçant la barbarie. Déjà, l'orchestre se souvient du motif de la fatalité de mort, lorsque Siegfried chante, abîmé dans son ravissement devant Brünnhilde endormie :
Ainsi vais-je boire la vie sur de si douces lèvres.
(Siegfried, III-3.)
Une mesure plus loin, Siegfried expire son abandon sur le motif signifiant le renoncement à l'amour. De telles ambiguïtés sont courantes dans la musique de Wagner. L'amour, dans son innocence, a surmonté la malédiction qui pèse sur lui, mais simultanément la musique rappelle ce dont Siegfried est inconscient : l'amour le plus heureux est promis à la détresse, car toutes les jouissances de la vie ont été sacrifiées à la richesse abstraite. Siegfried invoque la mort de volupté, alors que la musique, par une ironie cruelle, annonce le sort que lui réservent les lois régissant le monde : la trahison envers la femme qu'il aime, qui se vengera en complotant sa mort.
Wagner a produit la première musique désillusionnée de l'histoire. Elle connaît le malheur et ne s'en détourne pas. Elle a vérifié ce mot de son ami Bakounine, sur la musique exprimant "la grande et douloureuse nostalgie qui règne dans le présent", mais elle n'en est pas restée là : elle s'insurge et plaide contre un monde où les êtres qui s'aiment sont conduits à leur perte, où le sujet est condamné à vivre comme un chien et crever comme une touffe d'herbe dans le désert. Et comme Wotan, comme Boris Godounov aussi, le roi Marke symbolise la misère insoluble du maître, l'échec de son existence, dont la musique a su rendre l'infortune.
L'art wagnérien est enfant de cette nuit des profondeurs où la société marchande exile tout ce qui participe de la vie et menace de la renverser, de cette nuit de la subjectivité brisée en elle-même. En ce monde condamné par l'histoire, toute la réalité positive du négatif, du vivant, est contrainte d'agir dans l'ombre, se manifestant par de brutales éruptions. Comme celle de Mahler et des Viennois, la musique de Wagner et tout le grand art moderne abhorrent la souffrance, prenant parti pour le négatif, pour ce que cette société à juste titre considère non-domestiqué et dangereux.
Ces mots, par lesquels Beethoven définissait sa musique, s'appliquent tout autant à celle de Wagner : "Celui qui l'a comprise une fois, celui-là doit se faire libre de toutes les misères où les autres se traînent". Cette compréhension n'est pas donnée à tous, et surtout pas à ceux qui l'écoutent ou qui la jouent sans la conscience lucide de l'inacceptable et du possible.
Ce que rêve la musique wagnérienne, dont "seuls ceux qui désirent connaissent le sens" (Siegfried, II-3), Isolde le dit à Tristan :
Je voulais fuir cette lumière du jour
qui me faisait voir un traître en toi,
là-bas dans la nuit t'entraîner avec moi,
où mon coeur me promettait la fin du mensonge,
où s'évanouirait l'imposture
vaguement pressentie de l'illusion...
(Tristan, II-2.)