voici un extrait d'
incitation à l'autodéfense de michel bounan, paru en novembre 1995 aux éditions allia. c'est un passage qui en dit long sur les questions de l'homosexualité et de l'homophobie dans la société marchande actuelle :
ACCUSER enfin quelqu'un, de façon diffamatoire ou non, du crime d'"homophobie", ou de toute autre "phobie", ou de tout autre comportement névrotique, est évidemment plus ignoble encore. La "peste émotionnelle" et la misère sexuelle sont les plus merveilleux cadeaux que nous offre à profusion un mode de production où toutes les relations sociales sont RÉIFIÉES. N'importe quel désir et comportement amoureux actuel est -- de façon permanente ou épisodique, à des degrés divers et selon d'infinies variantes -- PERVERS, affecté par la conscience réifiante de soi-même et des autres (il n'est pas superflu d'énoncer aujourd'hui qu'une libre relation sociale ou sexuelle est une relation entre des SUJETS qui se reconnaissent mutuellement pour tels).
Cette universalité des perversions sexuelles se trouve cependant largement occultée par une perversion émotionnelle tout aussi fréquente et tout aussi liée à l'activité marchande : le puritanisme (la conservation de la "valeur d'usage" par la maîtrise des désirs conditionne celle de la "valeur d'échange" ; le marchand est donc traditionnellement -- parfois même passionnément -- sobre, économe, rigoriste, puritain ; et littéralement sans y penser).
De l'heureux mariage entre les perversions et le puritanisme, entre la réification et la rétention, naissent des structures caractérielles variées, tout à fait compatibles avec l'activité sociale moderne. On peut même observer que l'amputation émotionnelle et la névrose de caractère sont les conditions les meilleures d'une intégration sociale satisfaisante aujourd'hui.
Parmi les causes de l'homosexualité, par exemple, deux facteurs prédisposants ont été révélés -- familial et congénital -- qu'on oppose volontiers l'un à l'autre. Mais la famille dite "castratrice", dont l'homosexuel ferait l'expérience précoce, est elle-même le produit concentré d'une organisation sociale réifiante où la privation du JE est l'essence même de cette "castration". Quant au type morpho-psychologique de l'homosexuel, il n'est remarquable que par une extrême sensibilité à toutes les agressions environnantes, et particulièrement psychiques. Le seul terrain congénital ici est l'hyperesthésie de l'homosexuel à cette "castration" qu'il subit comme les autres.
Mais l'homosexualité n'est pas seulement l'EXPRESSION de cette perte du JE, c'est encore une PROTESTATION contre cette même perte. La protestation de l'homosexuel peut prendre alors la forme d'une identification en miroir avec la "domination" (chez un Montherlant), ou celle d'une affirmation du sujet de la "servitude" (chez un Genet). Le choix de l'une ou l'autre de ces protestations est assurément déjà un choix politique.
Toutefois, si les homosexuels manifestent plus clairement que les autres la misère essentielle de tous, ils croient aisément que leur seul engagement d'homosexuel leur épargne une protestation plus générale contre le monde de la réification avec qui ils ont trouvé cet accommodement passable. À la seule exception de leur conduite sexuelle, dont on les blâme, la plupart sont grandement honorables par leur contribution enthousiaste à tous les mirages de la consommation-participation ; y compris aux théories de l'homosexualité congénitale qui leur préparent un enfer. Les psychiatres ont pu parler, à ce propos, d'une étonnante "scission du moi" entre leur excellente adaptation sociale et la défaillance précise de leur morale sexuelle. Mais il est flagrant qu'au contraire la prétendue défaillance et la supposée vertu se protègent ici mutuellement.
Quant à l'homophobie, on sait qu'il s'agit d'une névrose, c'est-à-dire d'un conflit intime entre de vives inclinations homosexuelles et un interdit moral plus puissant encore. Comme toutes les névroses, celle-ci s'accompagne d'accès d'angoisse (connus sous le nom de "panique homosexuelle") survenant lorsque les circonstances environnantes deviennent trop alléchantes.
L'aversion de l'homophobe pour le "pédé" dévirilisé lui masque agréablement sa propre amputation, et évidemment l'origine sociale de cette mésaventure. Inversement pour l'homosexuel, l'homophobe incarne l'autorité "castratrice" ; et la haine qu'il lui voue lui dissimule, à lui aussi, la véritable cause de sa misère. Ainsi, leur aversion mutuelle leur permet d'ignorer la RACINE de leur malheur commun, entretient leur souffrance, et s'entretient elle-même.
Homosexualité et homophobie ne sont donc pas des crimes, mais des misères, dont il n'est pas si malaisé de reconnaître l'origine sociale, et qui se maintiendront tant que les infirmes se désigneront haineusement les uns aux autres comme coupables de leurs plaies et des marques d'infamie qu'on leur a infligées jadis au cours d'angoisses sans nom.
QU'IL s'agisse ainsi de charlatanisme, de mysticisme ou d'homophobie, ce ne sont pas seulement des imputations mensongères qu'il m'a fallu mettre en lumière, c'est encore l'indécence de gens qui osent maintenant reprocher à quiconque les crimes d'un système dont ils sont les domestiques appointés.
Le maintien de l'organisation sociale présente a, certes, grand besoin de cette guerre civile permanente entre victimes : homophobes contre pédés, islamistes contre scientolâtres, alcooliques contre héroïnomanes, hystériques contre obsessionnels -- boulets contre boulets. Des gens de métier désignent, d'un doigt accusateur, les immigrés d'Afrique à ceux qui ont été récemment chassés de leurs propres villes et contraints d'émigrer dans les néo-banlieues. Et, dans le même moment, d'autres professionnels excitent les Africains ou leurs défenseurs contre les "racistes". Qui pourrait aujourd'hui dénoncer le système économique qui a détruit la patrie des uns et des autres -- et qui, en outre, les pousse à s'égorger entre eux -- sans se rendre lui-même suspect de complicité avec les "terroristes arabes" ou avec les "racistes" ?
Assurément, le fait d'exciter des prisonniers et des esclaves les uns contre les autres ne constitue pas une réelle nouveauté historique. Les hobereaux du Texas s'y amusaient parfois avec leurs nègres, et les SS s'en distrayaient aussi dans les camps de concentration. Mais la véritable innovation -- et bien digne de notre admirable "société du spectacle" -- est qu'aujourd'hui ces affrontements et ces haines, conditions absolues du maintien de l'ordre actuel, sont suscitées et encouragées au nom de la "critique sociale" et parfois même de ce qu'on ose appeler "la lutte des classes". Évidemment, une grande partie de ses animateurs doit se présenter comme violemment contestataire, tandis que l'autre camp est enflammé par d'autres sortes d'acteurs.
Je dois reconnaître que ni
Le Temps du sida ni les textes que j'ai publiés ensuite n'ont respecté les règles impératives d'une telle "critique sociale". Il était donc juste et prévisible que ceux qui participent au dynamisme d'aussi délicats équilibres ne se découvrent aucune sympathie pour ces livres. Mais ceux pour qui je les ai écrits et ceux qui les ont trouvés si détestables travaillent aujourd'hui à des projets tellement divergents -- et dont notre histoire sociale a donné d'assez édifiants exemples -- que l'expression de "lutte des classes" ne serait peut-être pas incongrue cette fois pour désigner cette divergence.
MICHEL BOUNAN (fin du troisième chapitre du livre)