J'ai écrit ça pour un mensuel il y a quelques semaines, mais le papier n'est pas passé...
Au vu de tout ce qui a été écrit dernièrement, dans ce qui se profile bien pour être « l’année de la quenelle », il convient de reprendre l’affaire à tête reposée. Commençons par une évidence : la quenelle n’est pas un geste antisémite, tout comme le fait de fumer un joint ne vous transformera pas nécessairement en héroïnomane. Toute cette histoire de « salut nazi inversé signifiant la sodomisation (sic) des victimes de la Shoah » est tellement grotesque que l’on croirait presque qu’elle a été lancée par Dieudonné pour décrédibiliser ses adversaires.
Non, le sulfureux clown triste est assez malin pour lui donner une signification vague. En en faisant un geste « anti système » mais intrinsèque à celui-ci, il s’assure une audience bien plus importante qu’avec un symbole ouvertement antisémite : tout le monde rêve de « niquer le système », c’est un présupposé de l’adolescence, et dans une époque où l’on n’en sort vraiment jamais, le cœur de cible potentiel est énorme. Les rappeurs veulent niquer le système, les ados veulent niquer le système, les courtiers en assurance qui s’emmerdent dans leur boulot rêvent secrètement de niquer le système dont ils sont un des rouages : bref, tout le monde, ou presque. Nul antisémitisme là-dedans, voyons ! Pour ceux qui ne vont pas plus loin, il s’agit juste de « la mettre bien profond » (certes, on retrouve là le thème du fondement) à un ennemi plutôt vague. L’équivalent de ce que les Américains appellent « the Man », en sorte.
Pour ceux qui vont plus loin dans la Dieudosphère, par contre, que représente cette entité un brin nébuleuse ? Un « lobby » qui contrôlerait les médias, le monde, etc. Le lobby « sioniste » (dernière ligne de défense des antisémites qui ne s’assument pas) . Et c’est bien là le coup d’éclat de Dieudonné et ses comparses : toujours rester dans le flou pour ne braquer que ses cibles, puis jouer la carte de la victimisation. L’argumentaire classique : « je ne suis pas antisémite, mais, regardez, ça dérange, comme quoi, hein ? ». Dans une de ses dernières vidéos, citée par Nouvelles de France, il utilise encore cette technique : « Je ne suis pas antisémite, je fais ce que je veux quand même, je vous le dis, je n’ai pas le temps, non, je n’ai pas cette idée-là. Je ne dis pas que je ne le serai jamais. Je me laisse cette possibilité, mais pour l’instant, je ne vois pas, je n’ai pas de raison. Je n’ai pas à choisir entre les juifs et les nazis. Je suis neutre dans cette affaire. (…) Je suis né en 1966, donc qu’est-ce qui s’est passé, moi… Qui a provoqué qui, qui a volé qui… J’ai ma petite idée, mais enfin… »
Comprendre : « il n’y a pas de fumée sans feu », tour de force rhétorique qui consiste à faire des victimes des bourreaux. Ce genre de tours de passe-passe ne tient évidemment pas devant toute personne dotée d’un minimum de culture historique, mais ce ne sont pas ces gens-là qui sont visés par l’humoriste et sa clique. En jouant toujours sur le flou, l’imprécision, l’incertitude, ils cherchent à atteindre les esprits confus, plus malléables. A quoi leur servirait-il d’avoir des sympathisants doués d’un minimum de sens critique ? Aucun gourou, aucun leader n’en a jamais eu le besoin : il faut des corps acquis à la cause. Cela se voit lorsque l’on discute avec des amateurs de Dieudonné : soit ils ne le voient que comme un humoriste qui « en met plein la gueule à tout le monde » et qui est injustement persécuté, soit ils sont perdus dans un flou idéologique, se refusant d’être formellement antisémites, mais désignant toujours le même coupable. Cela m’était arrivé il y a quelques temps, avec un ami de mon beau-père, se présentant comme un humaniste, qui aimait tout le monde sans distinction, mais finit quand même par me lâcher, entre le fromage et le dessert que « quand même, si on vous persécute depuis toujours, il faudrait commencer à se demander pourquoi ». Un peu fatigué par le vin du dîner, je n’avais pas eu la force de lui expliquer les phantasmes qu’a toujours suscité le peuple juif, l’histoire des pogroms (je suis formel, ma famille n’a jamais empoisonné le moindre puits), le peuple déicide, etc. J’ai préféré lui demander ce qui lui avait plu au cinéma dernièrement. La quenelle n’est donc, en soi, pas un geste antisémite. C’est pire, bien plus dangereux et pervers : par son apparente innocence, elle agit comme un formidable révélateur de l’antisémitisme dormant dans le cerveau reptilien des gens. Un interrupteur, en somme, ou une passerelle que les esprits les plus faibles et égarés emprunteront, ne voyant pas, hagards, embrumés, qu’il existe d’autres chemins.
"I'm a rock'n'roll clown, I do a lot of cocaine"
Dr Rockzo.