@ jlbarnabe
Pas grand chose à rajouter sur les troubles et autres quicksands de la noosphère auxquels tu faisais allusion.
Très utile reprise de la citation de l'énorme poète que fut T.S. Eliot faite d'ailleurs par Edgar Morin : «Quelle est la connaissance que nous perdons dans l'information ? Quelle est la sagesse que nous perdons dans la connaissance ?».
Toute puissance intellectuelle, avec ses dérives aux solutions élégantes, ne pourra s'élever de manière rapide et significative devant la barbarie qui consiste à s'enfermer dans le terrier de ses raisons, avant de faire subir aux autres la gratuité de la mort émissaire.
Et la dimension d'autre en tant qu'autre de ces victimes ne leur est bien sûr, par essence (si j'ose dire) et par destination, absolument pas reconnue.
En tout cas par ceux qui se sont enfermés dans ce terrier logique et meurtrier, sans écho, sans culture, leurs bourreaux.
Cette dimension ne fait même pas l'objet d'une ombre de pensée, pour ces bras armés d'un fusil d'assaut ou d'un sabre, voire d'un simple couteau de cuisine, pour décapiter mécréants et autres infidèles, comme ce fut le cas du pauvre Steven Joel Sotloff, par exemple, le mardi 2 septembre 2014.
L'autre alors ne subsiste plus que comme un score, une solution publicitaire, spectaculaire qui n'est validée que par sa mort abrupte, son effacement paradoxal, sous les caméras de la télévision.
Puisque c'est bien évidemment cela qui était recherché, avant tout autre bilan macabre, au Stade de France, vendredi soir.
Alors, oui, Morin n'est pas si facile à lire.
Emmanuel Levinas plus encore.
Et Nietzsche n'en parlons pas, lui qui a été trituré dans tous les sens, et très tôt, par sa famille, sa sœur même, pour lui faire dire ce qu'il ne voulait ou ne pouvait pas dire, alors.
À l'évidence, Levinas se référait à Clausewitz quand il put définir cette suspension de la morale que présentait la guerre.
Alors la dérive intellectuelle, ses puissances comme ses fragilités, ne peuvent rien immédiatement contre la barbarie et ses abjections ?
Assurément une rafale de calibre 7.62 provoquera ensuite plus de silence et de sidération qu'une idée, un concept, à construire, à défendre, sous toutes ses facettes et ses coutures (puisque penser c'est un peu rapiécer, ravauder, raccommoder des observations, des idées différentes jetées ou éparpillées loin les unes des autres ; "telos, τέλος" et "tele, τῆλε", le terme et l'horizon lointains et "legere/lego", je lis, voire "ligare, ligo", je lie.
Soit, après tout ce petit verbiage de langues mortes, une autre étymologie fantastique, j'entends à rêver, pour "intelligence", je lie le lointain puis le relis, et inversement).
Assurément, la suspension de l'éthique, de la pensée (etc...etc...) est déjà à l'œuvre dans cette Grande Syrie fantasmatique que promet ce "Califat" meurtrier ou cet "État" pervers, prétendument modèle de l'Islam, qui à cette heure a tué et continue à tuer bien plus de gens en Syrie et dans le nord de l'Irak, parmi lesquels un très très grand nombre de musulmans, leurs coreligionnaires, auxquels DAESH ne reconnaît précisément même pas cette qualité.
Mais, bien sûr, on ne saurait se satisfaire de cette supposée suspension de l'éthique et de tout effort de pensée : la terreur requise par DAESH cherche, au moins en partie, à dissoudre l'exercice libre de la pensée et de la créativité, et la mémoire comme la projection, je veux dire l'espoir, qui leur sont liés par nécessité heureuse.
Faire en sorte que cet exercice libre de l'intelligence, donc de ses différends, ne soit plus qu'un exercice contraint au secret de ses services, l'intelligence espionne et cryptique, puisqu'il y a aussi des agences pour cela...
Et là, je ne sais quoi en penser...
« Au–delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement », comme disait Montaigne, j'espère sincèrement n'avoir pas été trop décousu (et la couture, au moins comme métaphore, Montaigne avait aussi deux ou trois idées proliférantes à ce sujet) en te répondant, sans trop de recul ni de soin sans doute, sur un piètre téléphone portable, alors que je suis dans le train, témoin d'inquiétudes diverses tout autour de moi...et le train peut être une agora en commun.
Nous sommes, au possible, aujourd'hui et peut-être demain encore, ici ou là, pour témoigner et répéter le plus simplement du monde les paroles du vieux Kant, presque aveugle, dans son jardin de Königsberg :
« Das Gefühl für Humanität hat mich noch nicht verlassen», c'est à dire "le sentiment de l'humanité ne m'a pas encore complètement abandonné".
«Wir leben unter finsteren Himmeln, und –es gibt wenig Menschen. Darum gibt es wohl auch so wenig Gedichte. Die Hoffnungen, die ich noch habe, sind nicht groß. Ich versuche, mir das mir Verbliebene zu erhalten. »
Paul Celan, 18 mai 1960, Lettre à Hans Bender.