Au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), où il vit depuis 1925, Lazare Ponticelli avait, lui, choisi de raconter, encore et encore, aux journalistes ou aux écoliers. C'était devenu une sorte de longue récitation, un exercice cérébral pour lui, mais aussi un travail de mémoire pour les nouvelles générations. "Tous ces jeunes tués, on ne peut pas les oublier. Je tire sur toi, je ne te connais pas. Si seulement tu m'avais fait du mal…" Tant que ses jambes l'ont porté, Lazare Ponticelli est venu se recueillir, chaque 11 novembre, devant un monument aux morts. Aujourd'hui, il porte un regard critique sur le travail de mémoire. "On aurait dû s'en occuper quand il y avait encore des gens. Les autorités auraient dû recueillir nos souvenirs beaucoup plus tôt." Il n'est pas allé à la cérémonie de l'Arc de triomphe quand il y a été invité.
Pourtant, lui aussi y avait cru. Il avait devancé l'appel, en 1914, trichant sur son âge pour s'engager dans la Légion étrangère. "J'ai voulu défendre la France parce qu'elle m'avait donné à manger." Arrivé à 9 ans dans ce pays, avec un frère à peine plus âgé, il fut ramoneur puis crieur de journaux. "Je distribuais L'Intransigeant. Le jour où Jaurès a été assassiné, j'ai été en rupture de stock." Lazare Ponticelli participe aux combats en Argonne puis creuse les premières tranchées. Il aime raconter cette fois où un homme avait été blessé entre les lignes : "Il criait : Venez me chercher, j'ai la jambe coupée. Les brancardiers n'osaient pas sortir. J'y suis allé avec une pince. Je suis d'abord tombé sur un Allemand, le bras en bandoulière. Il m'a fait deux avec ses doigts. J'ai compris qu'il avait deux enfants. Je l'ai pris et l'ai emmené vers les lignes allemandes. Quand ils se sont mis à tirer, il leur a crié d'arrêter. Je l'ai laissé avant la tranchée. Il m'a dit : Merci. Je suis reparti en arrière, près du blessé français. Il serrait les dents. Je l'ai tiré jusqu'à la tranchée, avec sa jambe de travers. Il m'a embrassé et m'a dit : Merci pour mes quatre enfants. " Quand l'Italie entre à son tour en guerre aux côtés des Alliés, Lazare est envoyé contre son gré se battre dans son pays d'origine. Blessé au visage, il apprend l'Armistice pendant sa convalescence et revient en France en 1920. L'ancien gamin illettré monte alors une entreprise qu'il fera prospérer, avant de passer la main dans les années 1970. Le 11 novembre, Lazare Ponticelli l'a promis, il assistera, comme les années précédentes, à la cérémonie au monument aux morts du Kremlin-Bicêtre. Mais il le dit, s'il est le dernier à partir, il refuse les obsèques nationales. "Ce n'est pas juste d'attendre le dernier poilu. C'est un affront fait à tous les autres, morts sans avoir eu les honneurs qu'ils méritaient. Ils se sont battus comme moi. Ils avaient droit à un geste de leur vivant, même un petit geste, ça aurait suffi."
Benoît Hopquin (avec Francis Gouge) Le Monde 9/11/07
encore une fois banni pour bondieuseries (skynet)