Chet Baker

jules_albert
un texte inédit de gilles tordjman - l'honneur du journalisme dans ce pays - pour inaugurer ce topic dédié à chet baker :




Dans son indignité universelle et sa névrose d'échec toujours répétées, la France aura au moins réussi une seule chose : commémorer. Cette nation si fortiche pour oublier ses compromissions inexcusables et se racheter une vertu comme les dames du Bois de Boulogne se paient un salon de coiffure à l'âge de la retraite se signale par son appétence spéciale pour les anniversaires, les commémorations, les célébrations en tout genre. Il n'y avait vraiment qu'ici que pouvait être inventée une gabegie comme le « devoir de mémoire » et nul autre pays aurait souffert qu'une telle stupidité s'impose à tous les esprits sans discussion, sans réflexion, sans critique ; sans rien. Mais c'est ainsi au pays de l'impensé radical : on se contraint au souvenir comme on s'acquitte de ses impôts. Parce qu'il le faut bien ; parce qu'on le vaut bien. Ces temps-ci, donc, c'est Mai 68 pour tout le monde. Il y a déjà belle lurette que l'effet-patrimoine, nivelant tout dans une égale insignifiance consumériste, a travesti la dernière véritable insurrection anti-capitaliste en gentil monôme estudiantin. De ce mois de Mai qui vit tant de gens verser des larmes heureuses, puisqu'elles n'étaient déclenchées que par la force des grenades lacrymogènes de l'ennemi, on n'a retenu que ce qui était le plus immédiatement utile à la mythologie marchande : la « libéralisation » des mœurs - si commode pour oublier qu'on réclamait alors la libération de la vie - la hausse du pouvoir d'achat, la paix sociale achetée à Grenelle par des syndicats trop heureux de ne pas avoir été jetés aux poubelles de l'histoire et dont on sait aujourd'hui qu'ils ont toujours palpé l'argent du patronat. Un mai 68 propre, pop, simple et funky ; une révolte retaillée aux proportions de la presse people.

On ne se souvient pas - l'oubli reste notre passion dominante - que l'événement ait pu susciter autant d'épanchement médiatique en mai 1988, alors qu'on en fêtait le très symbolique vingtième anniversaire. Vingt ans, pourtant, ça parle : c'était précisément l'âge des jeunes gens qui dressaient des barricades en 1968. Cet effet de redondance temporelle paralysait-il, en 1988, les ardeurs intéressées des patrons de presse et des vendeurs de gadgets révolutionnaires ? Peut-être. Peut-être pas. Simplement, le commerce de l'information et la tyrannie communicante n'avaient pas encore atteint le degré d'achèvement qu'on leur connaît aujourd'hui. Internet n'existait pas et le comble de la branchitude, alors, c'était le Minitel et le Fax. On échangeait de l'écriture, dans une langue qui n'était pas encore massacrée par la pensée SMS. Et puis, surtout, on avait mieux à faire. Quelques années plus tôt, on avait découvert Chet Baker. Les splendeurs capiteuses d'un chant qui ne voulait pas finir. Les images de la gloire, d'une jeunesse insouciante. Le talent proprement révoltant d'un voyou désinvolte, et pas révolutionnaire pour deux sous, mais qui avait pu, au milieu des années cinquante, être considéré comme le meilleur trompettiste du monde. Et puis toutes les autres images : sans transition ou presque, le gendre idéal métamorphosé en vieux junky parcheminé, le James Dean retourné en vieillard sioux si saoul ; la danse autour du gouffre, le souffle absenté dans un chant toujours plus plastique. Les dents cassées lors d'une méchante embrouille avec un dealer, l'air raréfié dans la trompette et les plus hautes cimes qu'on gagne enfin, non pas malgré l'essoufflement, mais bien grâce à lui - l'ivresse des cimes, qui rejoint celle des profondeurs : You Can't go home again, Diane, avec Paul Bley, les tricotages métaphysiques avec les guitares de Doug Raney ou de Philip Catherine, jusqu'au chant du cygne filmé par l'œil torve de Bruce Weber, Let's Get lost.

« Perdons-nous » : tout un programme pour une vie si bien ratée. Le beau paradoxe de l'affaire, c'est qu'avec des égarés de la trempe de Chet Baker, on apprend à se trouver, soi. Lui s'est tué le 13 mai 1988 en tombant de la fenêtre d'un hôtel d'Amsterdam. Mais, tout comme Mai 68 a commencé le 22 mars, le début de l'immortalité de Chet Baker date d'un peu plus tôt : mars ou avril 1988. C'est un concert au New Morning. On ne sait pas encore que ce sera la dernière fois qu'on vient l'écouter. Il porte un pantalon rayé noir et rouge dans le plus atroce goût « heavy metal ». Il s'amuse à tenir la caisse derrière le comptoir des entrées. A peine une trentaine de personnes sont présentes ; la plupart discutent en buvant des coups. Chet Baker fait comme à son habitude : il s'endort pendant les chorus de ses partenaires. Quand c'est à lui de jouer, Ricardo del Fra vient le réveiller très respectueusement. Il embouche alors sa trompette et laisse fuser le chant de la belle « jeunesse à tout asservie ».

Révolutionnaire sans révolution, il enseigne que la fatigue est aussi un combat.

En mai 2008, Chet Baker aura toujours vingt ans. Et nous avec.

Gilles Tordjman
Sans valeur marchande : https://debord-encore.blogspot(...).html

La peste citoyenne. La classe moyenne et ses angoisses : http://parolesdesjours.free.fr(...)e.pdf
bigcheese
Ah.. Chet, "Jazz round midnight", "Easy Living", "Lets get lost".
Radicalement incontournable.

Tenderly:



My funny Valentine:

"Les gens ont la musique qu'ils méritent"
Keith Richards
Beurp's
  • #3
  • Publié par
    Beurp's
    le
Houlala... Le papier de Tordjman ça suinte comme des loukoums trop sucrés au soleil, dans la vitrine de la Rose de Tunis a Barbés... Quel romantisme de guimauve...
C'est d'ailleurs le problème autour du personnage... Entre la fascination (comme celle du VRP de slibards Calvin Klein) pour l'icône cool et sexy 50's des photos de Claxton, et celle pour le marginal ultra-camé et autodestructeur... Il ne reste plus beaucoup de place pour la musique...

L'image qu'en donne Legs McNeil (qui était colocataire fin 70's dans un appart a NY ou Chet venait se piquer) lors de sa première rencontre avec Baker est moins fantasmée "Chet était dans la cuisine en vieux T-shirt le pantalon et le slip aux pieds, il avait les couilles dans une main et dans l'autre une seringue; il essayait de trouver une veine pas trop abimée dans le haut sa cuisse pour se shooter- Tom m'a présenté, Chet m'a salué l'air de rien"

Bref, un mec ultra-doué avec un rare don mélodique (il n'a pratiquement jamais eu besoin de travailler son instrument après en avoir acquis les bases techniques... jusqu'à ce qu'il se fasse défoncer la mâchoire par des dealers à la fin des 60's... Et qu'il doive réapprendre a jouer avec un dentier)...
Mais aussi un séducteur égocentrique, malsain et nocif, qui n'a pas fait que ruiner sa propre vie... Il en a entrainé d'autres avec lui, famille, amis, musiciens, comme par exemple le talentueux pianiste Dick Twardzik dont le génie n'a pas eu le temps de se révéler... puisque qu'il a cané a 22 ans, sans doute lâchement abandonné en peine surdose par Baker, lors d'une tournée en France avec ce dernier...

Pour revenir à la musique, il y a hélas beaucoup de merde dans sa pléthorique discographie (comme tout bon camé qui se respecte, Baker a souvent accepté n'importe quoi et joué n'importe comment, pour avoir du fric pour sa came)... Mais il y a aussi du très bon...

L'essence du jazz West coast avec Mulligan (il y a une compile je crois de l'intégralité des enregistrements Pacific Jazz du quartet... Où Baker éclipse souvent Mulligan)

Les sessions mid 50's avec Art Pepper... "The Route", "Playboys"

Les enregistrement pour le label "steepleChase" fin 70's (sans batteur, Chet n'aimait pas trop les batteurs, surtout lorsqu'ils jouaient trop fort)

Et pour les Skeuds ou Chet chante (car même si il s'est fait descendre dans les milieux Jazz pour sa façon particulière, sensible mais absolument pas de technique de chanter... Il est devenu une grosse source d'influence dans d'autres styles : Pop, Bossa, Indies...etc...) Il y a :

"Embraceable You" sur Blue Note
Azazello
C'est sur que Tordjman se touche un peu.
Les sessions enregistrées à Paris sont très bien, avec notamment Twardizik et les fameuses compos signées Bob Zieff.
Y a un coffret qui était sorti y a pas longtemps,classe mais un peu cher.

Azazello
Beurp's a écrit :

Les sessions mid 50's avec Art Pepper... "The Route", "Playboys"


A lire aussi l'autobio de Art Pepper : Straight Life pour se rendre compte de la camitude extrème de ce milieu et de ces années-là.
Le Heyd
  • #6
  • Publié par
    Le Heyd
    le
Un album assez méconnu et pourtant excellent, You can't go home again, avec Michael Brecker, Scofield, Tony Williams, Ron Carter... Excusez du peu.
Un album très fusion avec des passages très Hancockiens (miam), surtout dans la première piste (le standard love for sale). D'autres plus calmes (you can't go home again). Un super album très éclectique (malgré seulement 4 morceaux) mais le tout toujours très mélodique (Chet quoi!).

David Watts


Savez vous quel est le lien entre Chet Baker et Elvis Costello, qui est l'auteur de ce "Almost Blue" (1982 sur Imperial Bedroom) repris par Chet Baker ?

Ou bien n'y en a-t-il aucun, et il a repris simplement ce morceau qui lui plaisait ?
"Yesterday today was tomorrow and tomorrow today will be yesterday"
Beurp's
  • #8
  • Publié par
    Beurp's
    le
Costello est un fan hardcore de Baker me semble t-il... Il a écrit "Almost Blue" en s'inspirant d'une version cafardeuse de "The Thrill Is Gone" que Chet avait enregistré pour Pacific Jazz dans les 50's... Le binoclard l'a ensuite branché (je crois plutôt, que ce sont des producteurs ou des réalisateurs qui bossaient sur un truc avec Baker qui ont organisé la rencontre)... Et Baker a enregistré en studio avec Costello early 80's...

Enfin je crois... Les adorateurs de Costello (kikithetrave et cie) pourront confirmer... Je connais peu l'Elvis du pauvre, il m'a toujours copieusement emmerdé...
David Watts
Intéressant. Thanx.

Citation:
Je connais peu l'Elvis du pauvre, il m'a toujours copieusement emmerdé...


Et bien ce n'est pas mon cas, pour moi c'est un des plus grands songwriters de tous les temps, même si aujourd'hui la source est tarie...
On ne peut pas plaire à tout le monde, heureusement.
"Yesterday today was tomorrow and tomorrow today will be yesterday"
Le Heyd
J'ai aussi beaucoup de mal avec Costello J'ai peut-être écouté les mauvais albums...
didithegrave
Beurp's a écrit :
Costello est un fan hardcore de Baker me semble t-il... Il a écrit "Almost Blue" en s'inspirant d'une version cafardeuse de "The Thrill Is Gone" que Chet avait enregistré pour Pacific Jazz dans les 50's... Le binoclard l'a ensuite branché (je crois plutôt, que ce sont des producteurs ou des réalisateurs qui bossaient sur un truc avec Baker qui ont organisé la rencontre)... Et Baker a enregistré en studio avec Costello early 80's...

Enfin je crois... Les adorateurs de Costello (kikithetrave et cie) pourront confirmer... Je connais peu l'Elvis du pauvre, il m'a toujours copieusement emmerdé...


Oui, j'ai pas les moyens d'écouter le King, alors je me rabat sur du second choix.
Sinon j'ai ressorti une bio du placard, je quote le passage fatidique pour ceux que ça intéresse.

Enregistrement de Shipbuilding:

Citation:
Chet Baker wasn't the first choice. Langer recalls that Wynton Marsalis was discussed but wasn't in the country, while a tipically undaunted Elvis had Mile Davis as his original pick, but it so happened that Baker was in London in May playing a residency at The Canteen. [...]

By his own admission, Baker had never heard of Elvis Costello, but when Elvis sounded him out at The Canteen, he quickly agreed to play for scale. "It was a cash deal" recalled Elvis. "He just came in; it may well have been the next day". Elvis offered to double the jazzman's standard union fee, and few could doubt he was worth every penny. [...]

While Langer concurs that Baker's final contribution as hard on the record was inspirational, he remembers the session being a tough one. "We recorded the track live, but he kept blowing bum notes when we got to his solo. He was going, "This isn't Jazz!" so he couldn't quite get it. That solo is three whole takes - the band as well - edited together, to get it to work. He was pretty spaced out."


A noter que Baker se prendra ensuite d'affection pour Almost Blue et la jouera régulièrement.
"J'allais toucher l'anti-accord absolu, vous entendez : ABSOLU. La musique des sphères ... Mais qu'est ce que j'essaie de vous faire comprendre, homme singe!"
David Watts
Shipbuilding, oui, belle chanson, j'avais oublié la présence de Chet Baker sur celle-là d'ailleurs.

Citation:
Chet Baker plays the mournful, lonely trumpet solo on this ballad. It is rumored to be Baker's last recorded performance.


Citation:
Radiohead once nominated "Shipbuilding" as the song they'd like to see reach alien life on the Voyager satellite probe.

"Yesterday today was tomorrow and tomorrow today will be yesterday"

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