Article de mediapart sur l'évasion fiscale de la mine d'or de Skouries, que j'ai posté en anglais qq pages avant :
Comment la Grèce voit ses impôts s'évaporer, via l'Europe
Eldorado Gold, l'entreprise qui veut mener à terme un projet très controversé de mine d'or en Grèce, esquive des centaines de milliers d'euros d'impôts qu'elle devrait payer à la Grèce. En toute légalité, et en passant par les Pays-Bas.
C’est une grosse pierre dans le jardin de l’Eurogroupe, cette instance qui regroupe tous les pays de la zone euro et qui est présidée par Jeroen Dijsselbloem, le ministre des finances néerlandais. Il y a quelques jours, le responsable européen sermonnait le gouvernement grec d’Alexis Tsipras, l’appelant à reconnaître ses responsabilités dans les relations plus que difficilesqu’entretient son dirigeant avec les autres dirigeants de l’Union européenne.« En Grèce, la responsabilité des problèmes est trop souvent rejetée en dehors de la Grèce et l'Allemagne en est devenue la victime principale », avait déclaré Dijsselbloem.
Dans un rapport, publié ce lundi, l’ONG néerlandaise Somo attribue pourtant une partie des responsabilités quant à l’état des finances publiques grecques directement aux Pays-Bas de Jeroen Dijsselbloem. Spécialisé dans l’analyse des pratiques des entreprises mondialisées, Somo, le « centre de recherche sur les multinationales », est une organisation réputée pour son sérieux, qui a par exemple dénoncé récemment le rôle de la Suisse dans l’organisation de l’évasion fiscale de Shell. Cette fois, l’ONG s’est concentrée sur les pratiques fiscales très contestables d’Eldorado Gold, une entreprise minière canadienne implantée en Grèce, qui s’est vu attribuer par le précédent gouvernement l’immense projet d’exploitation des mines d'or de Skouriès, dans le nord-est du pays. Selon ses conclusions, en passant par les Pays-Bas et en exploitant sa législation fiscale laxiste, l’entreprise minière est parvenue à économiser au minimum 1,7 million d’euros sur les impôts qu’elle est censée verser à la Grèce.
Sur place, le projet est hautement contesté depuis des années. Comme Mediapart le racontait dans un excellent reportage photo, début 2013, les opposants craignent son impact sur l’environnement, la pollution qu’il engendrera et la perte d’attractivité de la région, la Chalcidique (près de Thessalonique), qui est aujourd’hui l'un des pôles d’attraction du tourisme en Grèce (lire ici un reportage récent de L’Humanité sur la situation). Au fil des ans, plusieurs affrontements violents ont opposé les contestataires à la police, et Amnesty International avait demandé en 2013 une enquête indépendante sur le comportement des forces de l’ordre dans la région.
Le gouvernement d’Alexis Tsipras a promis d’arrêter ce projet et engagé les démarches en ce sens, sans qu’on sache pour l’heure si Eldorado Gold va continuer longtemps ses travaux exploratoires pour préparer les forages. Le rapport de Somo, qui sera présenté à Athènes mercredi, en présence notamment de l’eurodéputée verte Eva Joly, devrait remettre en lumière ce dossier. Dans un travail très détaillé, l’ONG revient méticuleusement sur les diverses techniques employées par une multinationale pour échapper à l’impôt en Europe. Rien d’inédit – Mediapart détaillait ici comment l’Union européenne s’est muée en paradis fiscal pour multinationales – mais une attention à la pédagogie portée très loin.
À la lecture du rapport, on apprend ainsi comment Eldorado Gold, qui exploite aussi des gisements au Canada, en Roumanie et en Turquie, utilise pas moins de douze filiales enregistrées aux Pays-Bas, autant de coquilles vides qui lui permettent de jongler avec les règles européennes et d’alléger considérablement sa facture fiscale. En 2013, ces filiales, toutes enregistrées à la même adresse à Amsterdam, détenaient pour presque 2 milliards de dollars d’actifs, mais onze d’entre elles n’employaient aucun employé. Et la dernière ne salariait que trois personnes.
Ce rapport, le voici :
L’entreprise qui exploite directement la mine grecque, Hellas Gold, est détenue en cascade par deux filiales d’Eldorado. Toutes deux sont financées par une autre filiale, enregistrée à la Barbade. Cette structure permet un tour de passe-passe astucieux : au lieu de financer directement l’exploitation de sa mine, et d’en payer les impôts sur les bénéfices, Eldorado fait émettre des obligations à Hellas Gold. Ces obligations sont ensuite rachetées par les deux filiales qui détiennent Hellas, et par deux autres filiales néerlandaises du groupe. Elles touchent donc régulièrement de l’argent de Hellas Gold, qui paie des intérêts sur les obligations qu’elles ont achetées. Mais les structures financées par la filiale barbadienne ont elles-mêmes reçu des prêts accordés directement de la Barbade, et doivent donc payer des intérêts. Cela leur permet de prétendre auprès du fisc néerlandais qu’elles ne font pas de profit.
Grâce à la réglementation très souple des Pays-Bas, l’argent que ces filiales versent à la Barbade n’est pas imposé. Elles ne payent donc aucun impôt pour faire circuler l’argent… qui, bien sûr, n’est presque pas taxé à la Barbade, où les bénéfices sont imposés seulement entre 0,25 et 2,5 %. Cette construction est totalement artificielle, puisqu’une seule et même entreprise émet et achète tous les produits financiers et que les filiales n’existent que sur le papier, ou presque. Artificielle, mais fort efficace. Elle permet de délocaliser les profits d’un pays qui les impose assez lourdement, la Grèce, vers un territoire qui n’est rien d’autre qu’un paradis fiscal.
La combine est tellement juteuse qu’entre 2009 et 2013, le montant des obligations émises est passé de 8 millions à 96 millions d’euros ! Sur ces quatre ans, estime Somo, Eldorado s’est épargné, au minimum, 1,7 million d’euros. Et la beauté de cette technique est qu’elle a aussi des avantages pour le futur : Hellas Gold, l’entreprise grecque qui exploite réellement la mine, a inscrit au rang des pertes tout l’argent qu’elle a dépensé pour payer les intérêts aux structures néerlandaises. Des pertes qui pourront être déduites dans les années à venir des impôts qu’elle devra payer quand elle sera bénéficiaire.
En établissant des structures en Europe, l’entreprise canadienne parvient aussi à réduire ses impôts en raison d’une nouvelle règle, votée en 2009 par l’Union européenne, mais appliquée à plein en Grèce seulement depuis 2013 : les intérêts versés par une filiale d’un groupe à une autre filiale européenne ne sont plus imposables, alors que s’appliquait en Grèce une retenue à la source de 35 % jusqu’en 2009, puis de 10 % jusqu’en 2013. Ce qui signifie que l’argent qui circule entre la Grèce et les Pays-Bas n’est en fait jamais taxé. Si des intérêts étaient versés au Canada, et non aux Pays-Bas, le taux de 35 % s’appliquerait toujours. Eldorado a donc économisé 700 000 euros en cinq ans, dont 250 000 euros rien qu’en 2013…
Il faut ajouter à ce tableau édifiant que le Canada est également connu pour accorder d’importantes faveurs aux entreprises minières : le chercheur québécois Alain Deneault racontait ici pourquoi les trois quarts d’entre elles sont enregistrées dans ce pays : le régime fiscal leur est très favorable et elles bénéficient d’une immunité extrêmement forte sur leurs agissements à l’étranger.
L’ONG Somo soupçonne par ailleurs Eldorado de bénéficier d’un ruling fiscal avec les Pays-Bas. Ce type d’accord permet à une entreprise d’obtenir un accord de principe d’une administration fiscale pour mettre en place un structure de société destinée à réduire sa charge fiscale. Théoriquement, de tels accords sont légaux, mais depuis la révélation, via l’opération Luxleaks, de centaines de rulings accordés par le Luxembourg sans raison valable, la pratique est sous le feu des critiques. La commission européenne a lancé des investigations sur des accords aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Irlande, puis elle a élargi l’enquête à l’ensemble des États membres. Le commissaire européen Pierre Moscovici a par ailleurs annoncé mi-mars qu’il entendait faire voter aux États membres de nouvelles règles de transparence très fortes sur les rulings dans les mois à venir, en créant un échange automatique d’informations sur cette question.
En attendant, les dirigeants européens pourront méditer sur cette phrase de François Hollande, prononcée le 19 mars lors d’une réunion entre la France, l’Allemagne, la Grèce et les présidents des institutions européennes : « Que le gouvernement grec fasse des efforts pour les pauvres, ce n’est pas ça qui me choque, ce qu’on demande à la Grèce, c’est qu’elle demande aux plus riches de payer des impôts. » Apparemment, il reste à faire comprendre que les multinationales, elles aussi, sont concernées.