interview complète en anglais,
"the need for a revolutionary orientation" :
http://autonomies.org/2018/10/(...)tion/
extraits en français :
Vous avez dit que nous vivons dans un monde dominé par la crise du “développement et de la société industrielle". Comment cette crise se manifeste-t-elle ?
A. Dans la dernière phase, la crise est globale, elle se manifeste dans tous les domaines : crise économique, crise énergétique, écologique, démographique, de la culture, de la politique. C’est une crise multiple. Elle a plusieurs facettes. Elle est générale.
Vous dites aussi que la société moderne capitaliste engendre de la nocivité, des nuisances. Pourriez-vous développer cette idée ?
A. Eh bien, de l’autre côté du prétendu bénéfice que procure la marchandise se trouve le préjudice caché; la nocivité est toujours la face cachée de la marchandise. À un moment donné du développement capitaliste, les forces productives sont surtout des forces destructrices, ou plus destructrices que productives, et c’est alors que la nocivité devient manifeste. Nocivité est un terme que nous traduisons par un néologisme anglais adapté au français, nuisance, qui signifie tout ce qui nuit, dérange, gêne. Nocivité signifie : les effets nocifs sur l’environnement, sur la personnalité humaine, sur la coexistence, sur les villes…
La destruction des liens sociaux...
A. Oui, voilà une nuisance indéniable. Mais aussi la bureaucratisation du monde, le développement de l'énergie nucléaire et de tout ce qui nuit à la santé. La nocivité est un concept large qui a été utilisé précisément pour caractériser le principal trait de la production moderne.
Quels types de nuisances produisent les villes modernes capitalistes ?
A. Nous sommes dans un monde qui s’achemine vers le 100% urbain, qui tend à concentrer toute la population sur les systèmes urbains, sur les mégalopoles. Une ville comme Shanghai est un bon exemple. C’est une grande région métropolitaine, on ne sait pas où elle se termine; ou les villes de Mexico, Tokyo, ou São Paulo. Les villes sont de plus en plus étendues, les villes ne sont plus des villes : elles ne sont pas des villes, parce que l'ancien type de vie plus ou moins collectif et public a complètement disparu. La vie y est désormais terriblement pauvre et uniforme. Ce sont des appareils gigantesques qui gaspillent de l’énergie, de l’eau et de la nourriture, qui ont besoin d’ énormes approvisionnements en tous genres, mais qui sont aussi l’endroit idéal pour faire des affaires. Dans le capitalisme mondial, une ville de moins de 100'000 habitants n’est pas viable, économiquement c’est la ruine. Les petites villes deviennent alors des satellites des grandes villes. La mégalopole est une ville où la sociabilité qui existait avant n’existe plus, parce qu’il n’y a plus de tissu social. Ce qu’il y a, ce sont des amas de masses solitaires et narcissiques. La sensation d'étouffement, de solitude se ressent surtout en ville, beaucoup moins à la campagne.
Il y a une atomisation qui produit des effets psychologiques typiques : les personnes tombent malades, le manque de communication génère des névroses, dépression, psychopathies… Ce genre de pathologie se développe beaucoup. Et puis, l’alimentation industrielle : nous ne savons pas ce que contiennent les additifs alimentaires, les détergents, les nouvelles essences, les nouveaux combustibles, même si nous les respirons, nous nous en nourrissons. Nous le payons avec des maladies cardiovasculaires et le cancer. Dans un futur proche, presque toute la population mondiale va mourir d’un cancer, d’une crise cardiaque ou d’un accident vasculaire cérébral, sinon d’un accident de voiture ou d’un suicide. Nous sommes condamnés à cela.
Que pensez-vous du cycle de gouvernements progressistes ces vingt dernières années en Amérique latine ?
A. Le développement capitaliste était devenu impossible avec l'oligarchie traditionnelle, ce sont donc ces gouvernements populistes qui ont assuré le maintien et le développement du capitalisme en le rendant compatible avec une part d'investissement dans le bien-être des classes populaires. Ces gouvernements ont modernisé l'État et l'assistanat social dans le cadre du capitalisme moderne. La caste populiste joue le même rôle que l'ancienne oligarchie, elle exploite intensivement les ressources du territoire, c'est une caste extractiviste qui vit de l'exportation de combustibles, de minerais, du soja, etc., mais avec de meilleurs résultats que l'ancienne caste, sauf au Vénézuela.
Quels sont les fondements d’une pensée critique radicale en ces temps difficiles ?
A. Il y a beaucoup de matière, il y a beaucoup de pensée accumulée, pas seulement les classiques —Fourier, Bakounine, Karl Marx, Kropotkine, Pierre-Joseph Proudhon, Landauer, Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, Georg Lukacs. Il y a toute une série de penseurs, de socialistes et de marxistes qui ont joué un rôle, qui ont fait partie de cette pensée émancipatrice qui, pour ainsi dire, reliait la classe ouvrière à la réalité.
Et les contradictions, l'antagonisme social, la lutte des classes ?
A. Au moment où le mouvement social recule, la pensée ne recule pas. Il continue dans deux directions : d'une part, artistique, à travers l’expressionnisme, le dadaïsme, le surréalisme, le situationnisme (la dernière des grandes avant-gardes); et, du côté de la sociologie critique et de la philosophie, il y a l’École de Francfort; Lewis Mumford et toute l’école américaine d’aménagement du territoire ; Günther Anders et Walter Benjamin ; les philosophes et les penseurs qui sont apparus, qui étaient cachés et qui ne sont pas classés dans des écoles comme Jacques Ellul, qui est très important pour l’analyse de la technologie et de sa fonction. Nous avons un bagage théorique pour nous former suffisamment. Ce sont des penseurs dont le travail a été séparé d’un mouvement ouvrier trop faible pour pouvoir s’en emparer et s’en servir. Des anthropologues, comme Marcel Mauss et Pierre Clastres, ont grandement valorisé les expériences communautaires autochtones. Mais il manque une vision unitaire. Cette pensée évolue dans des institutions isolées, se déconnecte des mouvements sociaux. Ceux-ci sont colonisés par la pensée antérieure périmée : par l’anarchisme doctrinaire, par le léninisme, par le stalinisme, par le nationalisme, par des idéologies caduques mais qui perdurent rendant les mouvements très pragmatiques et aussi très sectaires.
Un projet révolutionnaire aujourd’hui n’aurait plus pour sujet central la classe ouvrière. Aujourd’hui, je vous cite, "l’ouvrier est la base du capital, pas sa négation". Comment peut-on préfigurer une révolution ? Si c’est encore possible.
A. Je crois qu’il y a des éléments subversifs; je ne dirais pas révolutionnaires, parce qu’il n’y a pas de révolution s’il n’y a pas de conscience, et celle-ci prendra beaucoup de temps pour atteindre les masses car la pensée critique aujourd’hui est loin d’elles. Les organisations de médiation, les débats, les publications, les conférenciers, les écrivains, les journalistes font encore défaut; il manque encore une pensée formatrice et surtout des lecteurs et des animateurs qui ne se laissent pas corrompre. Mais il est clair qu’il y a deux facteurs à prendre en compte dans la formation d’un sujet révolutionnaire : les exclus du marché du travail ou les auto-marginalisés; ceux qui, même s’ils ne sont pas exclus, l’abandonnent et se mettent à vivre en marge. Et puis les classes paysannes non industrialisées. Les classes paysannes traditionnelles, non seulement autochtones, mais aussi villageois, communaux, ou simplement agriculteurs, sans terre, avec des terres, avec peu de terres; ils sont l’axe de la défense du territoire, la lutte de classe du XXIe siècle.
Et quel serait le contenu d’un projet révolutionnaire radical en ce moment ?
A. Je mettrais une orientation plutôt qu’un contenu. Un mouvement révolutionnaire qui s'opposerait au développement, devrait avoir une orientation décolonisatrice, être orienté vers le local, suivre une ligne déstabilisatrice, désindustrialisante et autonome. C’est-à-dire aller vers une société horizontale, intégrale en ce sens que toutes les activités feraient partie d’un tout (politique, économie, apprentissage, culture, etc.). Horizontale donc, autonome, intégrée, fraternelle, équilibrée, égalitaire, antipatriarcale et décentralisée.
Êtes-vous optimiste quant aux chances d’atteindre cet horizon, malgré la barbarie dans laquelle nous sommes ?
Je suis enclin à penser qu’il y a des groupes susceptibles de s’orienter dans cette direction. Bien sûr, quand tu parles de relocaliser, désindustrialiser, ruraliser ou désurbaniser dans l’abstrait, c’est difficile de te faire comprendre. Et je ne dis pas que le changement se fera du jour au lendemain, mais il s'agit d'un cadre orientatif : allons vers un rééquilibrage des villes avec la campagne, un enrichissement de la vie, un démantèlement des agglomérations urbaines, des industries, de la grande distribution —cela impliquerait des types de production et d’approvisionnement alternatifs —, des moyens de communication de masse, des appareils répressifs et judiciaires, des administrations…
Ce sont des processus contraires à la dynamique dominante qui pourraient avoir lieu dans une période de transition. Mais le capitalisme a tant détruit, tant envahi les esprits, que reconstruire une société équitable en liberté, libérée du marché et de l'État sera très difficile.