pourquoi
joker appartient au film noir :
Dans le roman policier classique (le roman policier à énigme), le délit trouble l'ordre du Droit, qu'il importe de restaurer par la découverte du coupable et son
élimination du champ social. L'enquête peut bien dévoiler les désirs mauvais de presque tous les personnages, ces désirs sont inhérents à la
nature humaine, considérée avec résignation par l'auteur et son enquêteur.
Dans le roman criminel violent et réaliste à l'américaine (roman noir), l'ordre du Droit n'est pas bon, il est transitoire et en contradiction avec lui-même. Autrement dit le Mal domine historiquement. La domination du Mal est sociale et politique. Le pouvoir social et politique est exercé par des salauds. Plus précisément, des capitalistes sans scrupules, alliés ou identiques à des gangsters groupés en organisations, ont à leur solde les politiciens, journalistes et autres idéologues, ainsi que la justice et la police, et des hommes de main. Ceci sur tout le territoire, où ces gens divisés en clans, luttent entre eux par tous les moyens pour s'emparer des marchés et des profits. On reconnaît là une image grossièrement analogue à celle que la critique révolutionnaire a de la société capitaliste en général. C'est une évidence.
Avec moins d'évidence, mais assurément, le roman noir est aussi caractérisé par l'absence ou la faiblesse de la lutte des classes, et son remplacement par l'action individuelle (d'ailleurs nécessairement désespérée). Tandis que les salauds et les exploiteurs ont le pouvoir social et politique, les autres, les exploités, la masse du peuple, ne sont plus le sujet de l'Histoire, et d'ailleurs n'apparaissent dans le roman noir que comme
petits rôles, plus ou moins marginalisés socialement - chauffeurs de taxi, minoritaires raciaux (noirs, chicanos), vagabonds, chômeurs, intellectuels déclassés, mais aussi silhouettes d'ouvriers, toujours spécialement maltraités par les patrons, les caïds et leurs hommes de main.
Ici la lutte des classes n'est pas absente
de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement, ici les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir, champ dans quoi et contre quoi s'organisent les actes du héros. Lorsque ce héros n'est pas lui-même un salaud luttant pour sa petite part de pouvoir et d'argent (comme dans les J.H. Chase de la première période), lorsqu'il a (comme chez Hammett ou Chandler) connaissance du Bien et du Mal, il est seulement la vertu d'un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait, d'où son amertume.
On voit pourquoi la grande époque du roman noir s'inscrit dans la dernière période de contre-révolution triomphante (1920-1950, en gros), et spécialement dans sa culmination dans les fascismes et la guerre. La définition du roman noir comme roman principalement antifasciste, quoique saugrenue, ne nous paraît pas pouvoir être réfutée. (C'est ce qui explique que le roman noir puisse si aisément être taxé de fascisme, ou donner lieu à des dérivations ou imitations fascistes. Fascisme et antifascisme sont bien sûr les formes complémentaires par lesquelles la contre-révolution enchaîne à son État le prolétariat battu.)
J.-P. Manchette,
Chroniques, page 19.