extrait du livre de j.-m. apostolidès sur g. debord :
Au-delà de la silhouette d'un personnage secret contrôlant son masque, nous possédons peu de témoignages permettant de comprendre la sensibilité intérieure de Guy Debord à cette époque. Une voie d'accès consiste à analyser ce qui l'émeut en profondeur. C'est le cas en 1967 du film de Karel Reisz, Morgan, qui a comme sous-titre en français Fou à lier. D'après Michèle Bernstein, Debord sort bouleversé de la projection. Debord s'identifie tellement à cette oeuvre qu'il n'y fera jamais allusion, par crainte peut-être qu'on y découvre ses points faibles.
Morgan Delt (David Warner), un artiste peintre de 25 ans, jouit de quelque réputation dans le monde des galeries d'art à Londres. Bien qu'issu d'un milieu modeste, il a épousé Leonie Henderson (Vanessa Redgrave), une jeune femme de la grande bourgeoisie. Malgré son attirance physique pour son époux, Leonie décide de divorcer pour se remarier avec Charles Napier (Robert Stephens), le sémillant propriétaire d'une galerie d'art. Morgan est trop infantile, trop dépendant pour la satisfaire, et surtout incapable de tracer une ligne entre son univers fantasmatique et la réalité. Il comprend le monde social comme une jungle impitoyable dans laquelle le fort détruit le faible, et voit en chaque humain un type animal. Morgan se perçoit lui-même sous les traits d'un gorille, un animal doux et paisible tant qu'on ne lui cherche pas noise, mais qui peut devenir violent s'il se sent menacé. Karel Reisz détourne de multiples scènes de documentaires ou de fictions pour mettre en lumière l'univers imaginaire de son héros, procédé que reprendra Debord lorsqu'il fera des longs-métrages avec l'aide financière du producteur Gérard Lebovici.
Morgan enlève Leonie et la conduit au Pays de Galles, au bord d'un lac où il imagine revivre avec elle l'aventure de Tarzan et Jane. Jeté en prison à la suite de cet enlèvement, Morgan sort à temps pour perturber le mariage de Leonie et de Charles. La signification de la fin du film est ouverte : on y découvre Leonie, enceinte, qui rend visite à Morgan, enfermé dans un asile d'aliénés. Celui-ci travaille dans le jardin et donne à un parterre de fleurs la forme de la faucille et du marteau, signe que ses convictions révolutionnaires demeurent vives. La grossesse de Leonie peut être interprétée comme une inversion de son rapport imaginaire à Morgan : elle n'est plus à l'intérieur de lui, comme une petite fille ; c'est lui qui est désormais à l'intérieur d'elle, comme son enfant. Ils ne se sépareront jamais.
Nombre de thèmes d'identification pour Guy Debord traversent ce film. Outre celui du révolutionnaire, celui de l'artiste prisonnier de son succès mondain est proche des thèses situationnistes, depuis l'éviction des peintres et des urbanistes. Mais le thème le plus bouleversant pour Debord a sans doute été celui de la séparation, à un moment où Michèle Bernstein songe à le quitter pour Walter Lewino. Il craint de se retrouver dans la situation de Morgan, seul, incompris, brisé par une hiérarchie sociale qu'il n'a pu changer, n'ayant d'autre refuge qu'une nature sauvage dans laquelle il peut triompher, grâce à la force incommensurable que son état de gorille (son moi mythologique) lui a donnée. Mais ce refuge n'est lui-même qu'une illusion permettant d'oublier la camisole de force qui attend ceux qui ont défié trop ouvertement les normes sociales.