Comme je voudrais lui dire qu’on le trompe, qu’il fait le jeu des importants. Des professionnels de l’expérience? Ils ont traîné leur vie dans l’engourdissement et le demi-sommeil, ils se sont mariés précipitamment, par impatience, et ils ont fait des enfants au hasard. Ils ont rencontré les autres hommes dans les cafés, aux mariages, aux enterrements. De temps en temps, pris dans un remous, ils se sont débattus sans comprendre ce qui leur arrivait. Tout ce qui s’est passé autour d’eux a commencé et s’est achevé hors de leur vue; de longues formes obscures, des événements qui venaient de loin les ont frôlés rapidement et, quand ils ont voulu regarder, tout était fini déjà. Et puis, vers les quarante ans, ils baptisent leurs petites obstinations et quelques proverbes du nom d’expérience, ils commencent à faire les distributeurs automatiques: deux sous dans la fente de gauche et voilà des anecdotes enveloppées de papier d’argent; deux sous dans la fente de droite et l’on reçoit de précieux conseils qui collent aux dents comme des caramels mous. Moi aussi, à ce compte, je pourrais me faire inviter chez les gens et ils se diraient entre eux que je suis un grand voyageur devant l’Eternel. Oui: les musulmans pissent accroupis; les sages-femmes hindoues utilisent, en guise d’ergotine, le verre pilé dans la bouse de vache; à Bornéo, quand une fille a ses règles, elle passe trois jours et trois nuit sur le toit de sa maison. J’ai vu à Venise des enterrements en gondole, à Séville les fêtes de la Semaine sainte, j’ai vu la Passion d’Oberammergau. Naturellement, tout cela n’est qu’un maigre échantillon de mon savoir: je pourrais me renverser sur une chaise et commencer avec amusement:
‘Connaissez-vous Jihlava, chère madame? C’est une curieuse petite ville de Moravie où j’ai séjourné en 1924 ...’
Et le président du tribunal qui a vu tant de cas prendrait la parole à la fin de mon histoire:
‘Comme c’est vrai, cher monsieur, comme c’est humain. J’ai vu un cas semblable au début de ma carrière. C’était en 1902. J’étais juge suppléant à Limoges ...’
Seulement voilà, on m’a trop embêté avec ça, dans ma jeunesse. Je n’étais pourtant pas d’une famille de professionnels. Mais il y a aussi des amateurs. Ce sont les secrétaires, les employés, les commerçants, ceux qui écoutent les autres au café: ils se sentent gonflés, aux approches de la quarantaine, d’une expérience qu’ils ne peuvent pas écouler au dehors. Heureusement ils ont fait des enfants et ils les obligent à la consommer sur place. Ils voudraient nous faire croire que le passé n’est pas perdu, que leurs souvenirs se sont condensés, moelleusement convertis en Sagesse. Commode passé! Passé de poche, petit livre doré plein de belles maximes. ‘Croyez-moi, je vous parle d’expérience, tout ce que je sais, je le tiens de la vie’. Est-ce que la Vie se serait chargée de penser pour eux? Ils expliquent le neuf par l’ancien - et l’ancien, ils l’ont expliqué par des événements plus anciens encore, comme ces histoire qui font de Lénine un Robespierre russe et de Robespierre un Cromwell français: au bout du compte, ils n’ont jamais rien compris du tout ... Derrière leur importance, on devine une paresse morose: ils voient défiler les apparences, ils baillent, ils pensent qu’ils n’y a rien de nouveau sous les cieux. ‘Un vieux toqué’-et le docteur Rogé songeait vaguement à d’autres vieux toqués dont il ne se rappelle aucun en particulier. A présent, rien de ce que fera M. Achille ne saurait nous surprendre puisque c’est un vieux toqué!
Sartre, La Nausée, 1938