La thèse de Günther Anders du "laboratoire-monde", selon laquelle avec les premiers essais nucléaires le "laboratoire" était devenu coextensif au globe, se voit reprise positivement, sans révolte ni intention critique aucune : comme plate constatation de notre incarcération dans le protocole expérimental de la société industrielle. Il y avait de l'histoire, il n'y a plus qu'une gestion raisonnée des "ressources". Convenablement modélisé, avec tous les paramètres requis, le devenir historique se réduit à un résultat calculable, et ce, merveilleuse coïncidence, au moment où justement les experts disposent d'une puissance de calcul inégalée et toujours croissante. Le sort de l'humanité est donc scientifiquement scellé : il ne lui reste plus qu'à optimiser la maintenance de son fragile biotope terrestre. C'était le programme de l'écologie scientifique, c'est en train de devenir celui de tous les États.
Musil avait déjà fait la remarque que, dans "la singulière prédilection de la pensée scientifique pour les explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le coeur", se manifestait sous couvert d'amour de la vérité "un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances". Et Adorno notait un peu plus tard, à propos de "l'activité scientifique qui est sur le point de s'emparer des derniers résidus du monde, décombres incapables d'opposer la moindre résistance", qu'en elle l'énergie intellectuelle se développait certes prodigieusement mais uniquement dans certaines directions socialement contrôlées : "La bêtise collective des techniciens de la recherche n'est pas seulement absence ou régression des aptitudes intellectuelles, elle est une prolifération de cette faculté de penser, qui la dévore avec sa propre énergie. La méchanceté et le masochisme des jeunes intellectuels est le fruit de la malignité du mal dont ils sont atteints."
Dans tous les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l'administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes. Le catastrophisme d'État n'est très ouvertement qu'une inlassable propagande pour la survie planifiée. Ses experts n'ont au fond qu'une seule chose à dire : c'est que l'immensité des enjeux (des "défis") et l'urgence des mesures à prendre frappent d'inanité l'idée qu'on pourrait ne serait-ce qu'alléger le poids des contraintes sociales, devenues si naturelles.
On peut toujours compter sur les anciens gauchistes pour se montrer les plus vindicatifs dans le dénigrement des aspirations révolutionnaires de 1968. Sous couvert d'abjurer leurs anciennes croyances, ils continuent à se placer en assenant, avec le même entrain qu'ils mettaient à psalmodier les mots d'ordre de leurs groupuscules, les nouveaux slogans de la soumission : "L'époque n'incite pas à inventer une utopie providentielle supplémentaire pour que le monde soit meilleur. Elle oblige seulement à se plier aux impératifs du vivant pour que la planète reste viable." (Jean-Paul Besset)
Dans ces appels à se plier aux "impératifs du vivant", la liberté est systématiquement calomniée sous la figure du consommateur irresponsable, dont l'individualisme impénitent, boosté par l'hédonisme soixante-huitard, aurait dévasté la planète en toute indépendance.
Face à la menace - en particulier à la "crise climatique", que les promoteurs du catastrophisme aiment comparer à "l'ombre du fascisme qui s'étendait dans les années 30 sur l'Europe"-, il n'y aurait plus d'alternative qu'entre la soumission repentante aux nouvelles directives du collectivisme écologique et le pur nihilisme ; quiconque refuse de se responsabiliser, de participer avec zèle à cette gestion citoyenne de la poubelle planétaire, démontre par là avoir le profil du terroriste en puissance.
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L'administration du désastre que nous avons essayé de décrire à grands traits remportera ses succès les plus apparents dans les pays déjà bien policés, rodés à la sursocialisation. Et même là, elle n'obtiendra, comme toute bureaucratie, qu'une parodie d'efficacité. Aussi rapide qu'elle puisse être, précipitée par les états d'urgence qu'elle devra instaurer, la bureaucratisation ne résoudra rien : elle fera face, avec ses immenses moyens de coercition et de falsification, au déferlement de fléaux de toute nature et à leurs combinaisons imprévisibles. Mais la satisfaction intellectuelle de la savoir vouée à l'échec ne nous est pas d'un grand secours, quand elle promet de faire durer ainsi, pour une période qui peut être longue, l'écroulement de la société industrielle, avec nous dessous. Pour l'heure, elle parvient à étouffer par la propagande et l'embrigadement toute tentative d'affirmer une critique sociale qui serait à la fois anti-étatique et anti-industrielle. À cet égard on peut risquer le parallèle avec la situation historique qui fut celle des révolutionnaires entre les deux guerres mondiales, à l'époque où il fallait être à la fois antifasciste et antistalinien ; l'utilisation de la menace fasciste par le stalinisme de front populaire évoquant à bien des égards celle que la propagande étatiste fait maintenant des risques d'effondrement écologique : même occultation des causes historiques réelles, même chantage à l'urgence et à l'efficacité, même manipulation des bons sentiments unanimistes.
René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, 2008.