« Rien ne va plus », disent les mauvais joueurs. « Le monde va mal », opine la sagesse populaire. Nous disons plutôt que le monde se fragmente. On nous avait promis un nouvel ordre mondial. C’est le contraire qui se produit. On annonçait la généralisation planétaire de la démocratie libérale. Ce qui se généralise, ce sont plutôt les « insurrections électorales » contre elle et son hypocrisie, comme s’en plaignent amèrement les libéraux. Quartier suivant quartier, la fragmentation du monde se poursuit, sans ménagement, sans interruption. Et cela n’est pas qu’affaire de géopolitique. C’est en tous domaines que le monde se fragmente, en tous domaines que l’unité est devenue problématique. Il n’y a pas plus d’unité dans la « société », de nos jours, que dans la « science ». Le salariat explose en toutes sortes de niches, d’exceptions, de conditions dérogatoires. L’idée de « précariat » occulte opportunément qu’il n’y a tout simplement plus d’expérience commune du travail, même précaire. Si bien qu’il ne peut plus y avoir non plus d’expérience commune de son arrêt, et que le vieux mythe de la grève générale est à ranger au rayon des accessoires inutiles. La médecine occidentale en est réduite à bricoler avec des techniques qui font voler en éclats son unité doctrinale, telles que l’acupuncture, l’hypnose ou le magnétisme. Par-delà les usuels tripatouillages parlementaires, il n’y a plus, politiquement, de majorité pour rien. Le commentaire journalistique le plus avisé, durant le conflit parti de la loi Travail au printemps 2016, constatait que deux minorités, une minorité gouvernementale et une minorité manifestante, s’affrontaient devant le parterre d’une population spectatrice. Notre Moi lui-même se présente comme un puzzle de plus en plus complexe, de moins en moins cohérent – si bien que pour que ça tienne, en plus des séances de psy et des comprimés, il faut maintenant des algorithmes. Ce n’est que par antiphrase que l’on appelle « mur » le flux tendu d’images, d’informations, de commentaires, pour lequel Facebook essaye de donner forme au Moi. L’expérience contemporaine de la vie dans un monde fait de circulation, de télécommunications, de réseaux, d’un chaos d’informations en temps réel et d’images tentant de capter notre attention est fondamentalement discontinue. A une tout autre échelle, les intérêts particuliers des notables ont de plus en plus de mal à se faire passer pour « l’intérêt général ». Il n’y a qu’à voir comment les États peinent à mettre en œuvre leurs grands projets d’infrastructures, du val de Suse à Standing Rock, pour s’aviser que ça ne marche plus. Qu’il faille désormais faire intervenir l’armée et ses corps d’élite sur le territoire national pour le moindre chantier d’importance montre assez qu’ils sont désormais perçus pour les opérations mafieuses qu’ils sont aussi.
En toutes choses, l'hégémonie est morte et les singularités deviennent sauvages : elles portent en elles-mêmes leur propre sens, qu'elles n'attendent plus d'un ordre général. Le petit point de vue de surplomb qui permettait à tout ce qui avait un peu d'autorité de ventriloquer pour les autres, de juger, de classer, de hiérarchiser, de moraliser, d'intimer à chacun ce qu'il doit faire et comment il doit être, est devenu inaudible. Tous les "il faut" sont au sol. Le militant qui sait ce qu'il faut faire, le professeur qui sait ce qu'il faut penser, le politicien qui va vous dire ce qu'il faut pour le pays, parlent dans le désert. Rien ne peut plus en remontrer à l'expérience singulière là où elle existe.
L'époque opère des raccourcis historiques saisissants. La démocratie est enterrée là même où elle était née deux mille cinq cents ans plus tôt avec la façon dont Alexis Tsipras, à peine élu, n'a eu de cesse de négocier sa reddition.
Mais le plus frappant, c'est que l'épicentre géopolitique de la fragmentation du monde soit précisément le lieu d'où est partie son unification sous le nom de "civilisation" il y a cinq mille ans de cela : la Mésopotamie. Si un certain chaos géopolitique semble gagner le monde, c'est depuis l'Irak et la Syrie, c'est-à-dire depuis l'endroit exact où a commencé sa mise en ordre générale. L'écriture, la comptabilité, l'Histoire, la justice royale, le parlement, l'agriculture raisonnée, la science, la mesure, la religion politique, les intrigues de palais et le pouvoir pastoral - toute cette façon de prétendre gouverner "pour le bien des sujets", dans le souci du troupeau et de son bien-être -, tout ce à quoi se ramène ce que nous appelons encore aujourd'hui la "civilisation", tout cela était déjà, trois mille ans avant Jésus-Christ, la marque propre des royaumes d'Akkad et Sumer.
Bien sûr qu'il y aura des tentatives de replâtrer un nouvel État confessionnel irakien. Bien sûr que les intérêts internationaux aboutiront à des opérations farfelues de state building en Syrie. Mais en Syrie comme en Irak, l'humanité étatisée est morte. L'intensité des conflits est montée trop haut pour qu'une réconciliation honnête soit encore possible. La guerre contre-insurrectionnelle qu'a livrée le régime de Bachar-Al-Assad à sa population, avec les appuis que l'on sait, a atteint de telles extrémités qu'aucune négociation n'aboutira plus jamais à quelque chose comme un "nouvel État syrien" digne de ce nom. Et aucune tentative de peopleshaping - la mise en pratique sanglante du poème ironique de Brecht suite à l'insurrection ouvrière de 1953 contre le nouveau régime soviétique en RDA : "Le peuple a par sa faute / Perdu la confiance du gouvernement / Et ce n'est qu'en redoublant d'efforts / Qu'il peut la regagner / Ne serait-il pas / Plus simple alors pour le gouvernement / De dissoudre le peuple / Et d'en élire un nouveau ?" - n'y fera rien : les ombres des morts ne se laissent pas mater, elles, à coups de barils de TNT.
Quiconque s'est penché sur ce que furent les États européens du temps de leur "splendeur", ne peut voir dans ce qui survit de nos jours sous le nom d' "État" que des faillites. Au regard des puissances transnationales, les États ne se maintiennent plus qu'à l'état d'hologrammes. Que ce soit sous prétexte de "réforme" ou par accès de "modernisation", les États capitalistes contemporains se livrent à un exercice d'auto-démantèlement méthodique. Sans parler des "tentations indépendantistes" qui se multiplient à travers l'Europe. Il n'est pas dur de discerner derrière les tentatives de restauration autoritaire dans tant de pays du monde une forme de guerre civile qui n'aura plus de cesse. Que ce soit au nom de la guerre contre "le terrorisme", "la drogue" ou "la pauvreté", partout les coutures des États cèdent. Les façades demeurent, mais elles ne servent plus qu'à masquer un tas de décombres. Le désordre mondial excède désormais toute capacité de remise en ordre.
Nous sommes les contemporains d'un prodigieux retournement du processus de civilisation en processus de fragmentation. Plus la civilisation aspire à son accomplissement universel, désormais, plus elle implose à sa base. Plus ce monde prétend à l'unification, plus il se fragmente.