Editorial du Monde a écrit :
Télé-Elysée
L 'Élysée est passé maître dans l'art de communiquer. Au point que la télévision grand public donne trop souvent l'impression de faire partie des annexes de son domaine réservé. Comme ses prédécesseurs, Jacques Chirac choisit soigneusement pour chacune de ses interventions la chaîne élue et le moment propice. Aux services élyséens, ensuite, de négocier au mieux des intérêts politiques de l'exécutif le cadre et le principe de l'émission. Il s'agit, on l'a compris, d'une forme élaborée et moderne de propagande, et non d'information.
Jeudi 14 avril, le président de la République devait ainsi se livrer à un grand exercice de pédagogie sur TF1 afin de convaincre une opinion, visiblement rétive, de voter oui le 29 mai, lors du référendum sur la Constitution européenne. Une émission non dépourvue de risques pour Jacques Chirac, mais taillée sur mesure. Face à lui, quelque 80 jeunes âgés de 18 à 30 ans, sélectionnés pour représenter la jeunesse, et d'excellents meneurs de revue, pêle-mêle de journalistes habitués des soirées politiques et d'animateurs de talk-shows appréciés de millions de téléspectateurs.
Il est trop tôt pour dire si M. Chirac s'est senti chez lui sur TF1. Mais tout aura été fait pour. De même l'Elysée a-t-il obtenu de la direction de France 2 la déprogrammation sine die de l'émission "100 minutes pour convaincre", qui devait recevoir le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Cet ajournement, intervenu voilà trois semaines, vaut annulation. La présidence de la République, qui s'était effrayée des effets contre-productifs que pourrait avoir la prestation du premier des dirigeants européens en plein feuilleton sur la directive Bolkestein, a exercé un droit de veto juridiquement nul, et pourtant très efficace.
Sans aller jusqu'à parler de "dictature douce" ainsi que l'a fait Arnaud Montebourg, député PS, il faut constater que l'Elysée considère encore les grandes chaînes télévisées comme devant lui manifester au minimum de la bienveillance, sinon de l'obéissance. La frontière entre télé privée et publique est en la matière nulle et non avenue. Comme si la télévision se devait d'offrir au président un traitement à part, digne de sa fonction, sans jamais intégrer sa dimension politique, voire partisane.
L'ORTF, qui regroupa jusqu'au début des années 1980 l'ensemble de l'audiovisuel français, semble brusquement encore vivante dans ces rares occasions. On croyait coupé le cordon ombilical entre le pouvoir et l'"information" télévisée ; il a seulement changé de calibre. Dans ces mauvais jours, la "vidéosphère", pour reprendre une expression du médiologue Régis Debray, ressemble à une ORTF modernisée, maquillée, le visage couvert de paillettes. Le comble est que la perpétuation de ce système fonctionne ; il touche assez souvent au but. La rareté des interventions présidentielles, mûrement pesée, et leur mise en scène, savamment dosée, parviennent finalement à créer une attente et une curiosité. Le spectacle continue !
Article paru dans l'édition du 15.04.05
Editorial très juste. Malheureusement.