Car c'est l'idée même d'une civilisation à continuer qui s'est volatilisée comme la couche d'ozone, fissurée comme le sarcophage de Tchernobyl, dissoute comme les nitrates dans la nappe phréatique. Toute entreprise escomptant la durée étant frappée de dérision, le monde appartient maintenant à ceux qui en jouissent vite, sans scrupules ni précautions d'aucune sorte, dans le mépris non seulement de tout intérêt humain universel, mais aussi de toute intégrité individuelle. La qualité de cette jouissance du monde est exactement celle qui permet son caractère hâtif, instantané, voué à la volatilisation immédiate et donc à la seule intensité sans contenu. "Le temps ne respecte pas ce que l'on fait sans lui." L'usage des drogues en est à la fois la plus simple expression et le complément logique, avec leur pouvoir d'émietter le temps en une suite d'instants sans processus. Baudelaire disait, et ce n'était qu'à propos du hachisch, qu'un gouvernement intéressé à corrompre ses gouvernés n'aurait qu'à en encourager l'usage. Le seul tableau, clinique, de ce qu'est devenu, dans ces conditions générales de brutalité, ce que l'on n'ose plus appeler l'érotisme - atrophie de la sensualité et recherche panique de stimulations toujours plus violentes - suffirait à établir que la maladie sociale a atteint son dernier stade. Tout se passe donc comme si, par la grâce d'un désastre confusément perçu par tous comme irréversible, on était en haut délivré de la charge d'avoir à maintenir le monde existant, et en bas de celle d'avoir à le transformer.
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Chacun, et surtout parmi les plus démunis, se borne à adopter une des identités préformées disponibles sur le marché, pour être instantanément tout ce que cette personnalité d'emprunt lui permet et lui impose. Le seul luxe étant de circuler vite à travers ces représentations, d'en changer souvent ; la drogue apparaissant comme l'essence spiritualisée de cette instantanéité de l'accession à l'être, réduite au choc, au "flash" du pur changement.
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Depuis l'époque où le Manifeste du Parti communiste énonçait que "la bourgeoisie n'existe qu'à la condition de révolutionner constamment les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux", cette révolution permanente est allée si loin dans la transformation des conditions générales où doit s'exercer la domination, que l'ancienne classe propriétaire a elle-même muté en quelque chose d'aussi nouveau que ces conditions : la bourgeoisie, comme le pressentait Baudelaire, a péri par où elle avait cru vivre. "Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l'animalité générale, et que les gouvernements seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d'ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ?" (Fusées.)
L'abîme se repeuple