jules_albert a écrit :
je reviens très brièvement sur la remarque de redstein car en caricaturant mes opinions il montre surtout qu'il ne fait pas la différence entre
technique et
technologie, ce qui est le cas de beaucoup de gens. selon redstein, toute critique de la technologie mènerait directement aux temps des cavernes... pourtant, une critique du capitalisme sans critique de la société industrielle est aussi absurde qu'une critique de la société industrielle sans critique du capitalisme.
essayons d'éclaircir un peu les choses... le terme de
technique désigne tout procédé permettant de mettre en oeuvre des moyens en vue d'une fin. l'ouverture d'une bouteille à l'aide tire-bouchon est une opération technique. il y a des techniques simples et des techniques complexes. à un niveau plus global, on désigne par
système technique toutes les techniques qui sont dépendantes les unes des autres et qui présentent entre elles une certaine cohérence. un système technique n'est jamais exclusivement technique, mais aussi économique, social et politique. un système technique n'est jamais
neutre car il est indissociable d 'un ensemble économique, social et politique.
le terme de
technologie (ou
technoscience), est d'usage récent. il sert à qualifier la technique à un tel stade de développement qu'elle échappe à l'entendement des non-spécialistes, ce qui entraîne un sentiment de dépossession et d'impuissance en présence de la technocratie ambiante. l'individu moderne est totalement démuni devant les instruments qui constituent l'environnement de sa vie quotidienne (voiture, ordinateur, lave-vaisselle, téléphone portable, etc.). ce sont des appareils magiques qui fonctionnent sans qu'il comprenne comment, puis tombent en panne sans qu'il sache les réparer. le philosophe adorno avait remarqué dès 1944 que "l'impuissance et la malléabilité des masses croissent en même temps que les quantités de biens qui leur sont assignés. la marée de l'information et d'amusements domestiqués rend les hommes plus ingénieux en même temps qu'elle les abêtit."
dès 1880, nietzsche dans "humain, trop humain" critiquait la civilisation des machines car elle ne met en mouvement que les forces inférieures et irréfléchies de l'être humain et qu'elle n'incite pas à s'élever, à faire mieux, à devenir artiste. nietzsche décrit l'ennui désespéré d'une telle civilisation. toujours dans le même livre, nietzsche évoque comment la machine humillie l'homme, enlève au travail sa fierté, efface les qualités et les défauts de tout travail qui n'est pas fait à la machine, efface donc une partie de l'humanité.
et si l'on remonte plus loin, il y a 200 ans, les ouvriers luddites détruisaient les machines car ils se rendaient bien compte à quelle sorte d'esclavage ils allaient être réduits sous le règne de la machine. les luddites constituaient un mouvement essentiellement
conservateur, visant à préserver ce qui existait. il n'y a aujourd'hui plus aucun mode de vie à préserver. tout a été détruit. le terme de "néo-luddite" n'a donc aucun sens. tout ce qui nous reste, c'est notre humanité, le peu qu'il en reste du moins. c'est ce lien qui nous rattache à la réalisation des espoirs du passé que les partisans de la néotechnologies veulent nous enlever pour être certains que tout retour en arrière sera rendu définitivement impossible par le grand saut dans la post-humanité.
les individus qui coexistent dans une société donnée ne se trouvent jamais dans une situation d'autonomie absolue à l'égard de la technique. l'autonomie absolue n'existe pas. par contre il existe des systèmes techniques (et donc, indissociablement, économiques, sociaux, politiques) qui laissent
davantage d'autonomie aux individus que d'autres systèmes. ainsi, la perte d'autonomie qu'a représenté le machinisme est incontestable : pensons aux difficultés psychologiques et physiologiques que les processus de la grande industrie ont entraînés : plier la main d'oeuvre à la régularité des horaires et des rythmes, au respect de l'ordre et de la hiérarchie, à l'économie de gestes et de paroles, c'est un véritable dressage par la discipline industrielle qui a eu lieu. ajoutons à cela la division du travail qui rend les tâches répétitives, fatigantes (moins musculairement que nerveusement) et abrutissantes.
en plus, c'est le propre du machinisme de s'être progressivement substitué au monde, d'avoir programmé la fin de la nature et son remplacement par un monde artificiel, avec pour horizon le remplacement de l'humanité par une nouvelle espèce, elle-même semi-artificielle.
le monde préindustriel n'était pas moins un milieu technique que le monde industriel, il suffit de penser aux merveilles de la dynastie song en chine... le problème n'est donc pas la technique en soi, mais la technologie échappant à l'homme et se retournant contre le vivant, comme c'est le cas de nos jours. la critique du machinisme en vue de la désaliénation de l'humanité n'a donc pas pour fin la suppression de la technique, mais le remplacement d'un système technique particulier (le nôtre) par un autre système technique moins aliénant et contraignant.
la critique de la
technique, en soi, n'a pas de sens. car récuser la technique de façon générale et abstraite revient à remettre en cause l'idée même d'humanité. sans technique, l'humanité disparaît. c'est ce que font certains penseurs radicaux pour qui le mode de vie des australopithèques est l'avenir du genre humain. sur l'autre versant, on trouve les prophètes hallucinés du
cyborg (hybride homme-machine), ou ceux qui voudraient remodeler l'humanité en bidouillant son génome. objectif : remplacer l'être humain tel que nous le connaissons, avec son lot d'imperfections, par quelque chose de nouveau et de meilleur, ce qui serait la confirmation, tant attendue, de l'idéologie du progrès.
pour en revenir aux téléphones portables, e-books et autres fadaises dont les medias nous rebattent les oreilles 24 heures sur 24, ces appareils sont constitutifs de la
néotechnologie, c'est-à-dire un système économique et technique (celui des "nouvelles technologies de la communication") avec son processus de production, ses appareillages (microprocesseurs, logiciels, etc.) et ses débouchés (le public-cible, en gros tout le monde).
cette néotechnologie est indissociable de l'idéologie qui l'a précédée. idéologie qui naît à la fin des années 1940 aux usa autour de la "théorie de l'information" de claude shannon et warren weaver d'une part, et de la cybernétique, doctrine formulée par norbert wiener.
le développement de la néotechnologie et la "société de l'information" ne sont en rien une fatalité, elles ne sont absolument pas le but vers lequel tendrait naturellement l'humanité. l'adaptation de l'humanité aux néotechnologies est le fruit d'un
conditionnement. en tant qu'idéologie, la néotechnologie prépare le terrain à la réception des divers gadgets par la production de discours philosophiques, journalistiques et économiques.
en tant que système économique, la néotechnologie confirme en retour la pertinence de ces discours et les oblige à se réajuster pour rester en phase avec le renouvellement incessant des gadgets qui est un élément central de ces technologies.
sous ces deux aspects, la néotechnologie constitue un processus d'autovalidation fonctionnant en circuit fermé ce qui l'apparente à une idéologie totalitaire ou à une religion.
la néotechnologie est le vecteur et l'accélérateur d'un quadruple effondrement :
1) du temps, de la durée, au profit d'un présent perpétuel. (d'où le succès du new age et des religions orientales dont steve jobs était féru. en effet ces religions valorisent au plus au point l'aquiescement en tant que "réalisation de soi". pour le new age, les millénaires ne sont que le fruit de l'imagination humaine. le monde n'existerait qu'au présent.)
l'effondrement du temps s'accompagne évidemment de celui de la mémoire.
2) de l'espace, au profit d'une illusion d'ubiquité. cela a de graves conséquences sur la sensibilité et la conscience qui a tendance à devenir fragmentaire et schizophrénique. ce qui explique, du moins en partie, le nombre sans cesse croissant de maladies mentales et de comportements aberrants et auto-destructeurs (tueurs en série, etc.)
3) de la raison, confondue avec le calcul.
4) de l'idée même d'humanité.
cette nouvelle religion de la "communication" assistée par ordinateur n'est d'ailleurs pas sans évoquer le christianisme dont elle partage les trois vertus théologales : foi inébranlable dans le progrès, espérance dans un avenir meilleur et charité (le but visé étant naturellement le bonheur de l'humanité et l'instauration de la justice et de la paix).
une telle convergence n'a rien d'étonnant puisque ces trois vertus étaient déjà au coeur de l'économie capitaliste : la fameuse "main invisible" inventée par adam smith pour faire magiquement concorder les fins cyniques des entrepreneurs avec la prospérité générale.
les esprits forts qui prétendent ne plus croire à ces fables boivent comme du petit-lait les cybermythes de la néotechnologie. quant à ceux qui prétendent s'opposer au "néo-libéralisme" (bourdieusistes, attacistes, bovétistes et consorts) pour rétablir un "capitalisme à visage humain", leurs discours inconsistants sont de sempiternelles variations sur le même credo : les "bons côtés" de la néotechnologie nappés d'une bonne louche d'étatisme, le tout mariné dans le jus de conserve du vieux gauchisme, avec en prime une forte dose d'arrivisme et dans le cas de bové, la saveur inimitable d'un christianisme de terroir célébrant la messe médiatique à coups de tartines de roquefort "bio" arrosés au vin rouge.
l'éternel retour de ces croyances et de ces discours vétustes suffit à réfuter l'idée de progrès. et voilà pourquoi je ne rends pas hommage à steve jobs.
bibliographie :
- jean-marc mandosio, "après l'effondrement. notes sur l'utopie néotechnolgique"
- lewis mumford, "le mythe de la machine" ainsi que "les transformations de l'homme"